la batteuse

 

"J'ai connu cette époque où, dans la plaine de Bressac, sur la commune de Saint-Lager, le blé se battait aux fléaux.

Si la plupart des fermes de la région avaient en pratique le dépiquage au rouleau, certaines, comme celle de ma famille, usaient du bâton. Pour celles-ci, depuis toujours, cela se passait sur l'aire à grains, un carré de terre damée sur lequel les gerbes déliées étaient disposées en enchevauchure.

L'ordonnance circulaire de cet épais tapis achevée, la danse des batteurs aux pieds nus pouvait commencer. Le meneur donnait le ton, suivi et à la suite par ses trois compagnons. Alors les fléaux s'envolaient et retombaient en cadence : vlan, vlan, vlan, vlan; vlan, vlan, vlan, vlan.

La paille sursautait sous les coups étouffés des battoirs ; les grains jaillissaient de la barbe des épis et la poussière pailleuse qui scintillait au soleil et saupoudrait de blond les hommes en sueur. A chaque frappe, les escoussounaïres se déplaçaient d'un demi pas reculé sur la gauche, donnant à leur travail le mouvement rythmé d'une lente ronde s'élargissant. Affourché sur le muret du jardin, enfant émerveillé, je suivais ce ballet paysan, cette danse pour le pain !

Les batteuses de ce type seront utilisées jusqu'en 1960.
Ici, l'entreprise GAYTE au Mas du Rey en 1946.

Tout changea avec l'arrivée de la batteuse d'Alexandre Fay. Alors, dans les exploitations, les quadrettes des égreneurs s'écartèrent pour céder la place à l'impressionnante machine. Oh ! elle n'avait pourtant pas eu que des partisans, cette mécanique mangeuse de javelles. Quelques anciens avaient essayé de lui résister, continuant à donner de la batte à céréales, mais leur combat d'arrière-garde n'avait guère tenu plus d'une saison ou deux. Les jeunes disaient qu'ils n'en voulaient plus, de la "foulaison". Ils n'étaient pas les seuls. Non ! Décidément, l'ancienne façon de faire était trop pénible, trop coûteuse en heures.

C'est ainsi que chez les derniers récalcitrants, faute de bras, les batteurs au fléau n'allèrent plus danser sur les aires ancestrales.

Pour son premier travail sur la commune, c'est la ferme de mes grands-parents qui l'accueillit, la batteuse d'Alexandre. Moi, bien sûr, j'étais fier comme un César; pensez donc, avoir pour aïeux des pionniers du battage moderne ! Cet été-là, j'étais chez ces bons vieux parents pour tout un grand mois. Je me rappelle d'autant mieux cette année mémorable qu'elle fut aussi celle du terrible orage qui emporta les ponts et les routes du pays, et même la voie du chemin de fer, du côté d'Alissas. Un désastre né d'un orage d'automne après de si belles journées toutes dorées de soleil. Mais, des jours de cet an, je ne veux me souvenir que de celui de "ma" première batteuse.

la lieuse - crédit photo : Jean Valette

Alexandre Fay était un homme sans grand avoir. Il louait ses bras dans les fermes de la commune, et bien au-delà. Une année, il s'était même lancé dans une pérégrination qui l'avait conduit en Picardie. Sa chance avait été la disparition d'un cousin éloigné, presque oublié. Il avait hérité de lui une petite maison bourgeoise de la banlieue lyonnaise. Le bien de son parent vendu, il s'était retrouvé avec des billets de banque à garnir 10 portefeuilles. Une petite fortune. Est-ce parce qu'il connaissait mieux que ses nombreux maîtres le poids du travail et le harassement des journées qu'il avait le progrès en tête ?

Peut-être. Toujours est-il que, lorsqu'il en parlait, il le faisait invariablement en avançant le soulagement de la peine des hommes et des bêtes, et les heures nouvelles que ce progrès-là donnait au temps. De ses louées dans les grandes exploitations du nord, il avait retenu le bienfait du modernisme. C'est sans doute pourquoi, quand il s'était vu avec tout cet argent du cousin entre les mains, il s'était souvenu des batteuses picardes.

Au village, on n'avait jamais vraiment su où cet adversaire des aroutinés aux vieilles méthodes était un jour parti. Qu'importe ! Lorsqu'il était revenu, un mois plus tard, ç'avait été aux commandes d'une drôle de machine à vapeur, une petite locomotive surmontée d'une cheminée de cinq coudées et flanquée de part et d'autre de deux énormes volants à courroie. Des bœufs tiraient cet étrange engin suivi d'un énorme caisson en bois perché sur quatre roues métalliques, avec cette inscription, écrite en grosses lettres jaunes sur son front : ALBARET, le nom de la marque. Après venait un long et étroit traîneau sur jantes à rais cerclées de fer : la presse à ballots. Telle apparut pour la première fois le train de la batteuse d'Alexandre Fay.

Ce jour-là, par anticipation pourrait-on dire, le progrès avait fait son entrée dans les fermes de la commune.

Pour cette journée "inaugurale", mes grands-parents avaient convié leurs proches voisins, non pas pour faire les fiers, mais parce que la batteuse, comme le fléau, ne pouvait se passer de bras. Ce matin-là, il y avait aussi autour des deux énormes gerbiers qui attendaient la mise en mouvement de leur avaleuse, quelques dizaines de curieux. Ceux dont est inscrit sur le calendrier de Fay, venus ici pour s'instruire à l'avance, en attendant leur jour, sur cette nouvelle façon de "faire le grain" ; et les obscurantins, peu nombreux il est vrai, accourus pour contester ou dénigrer le savoir battre de toute cette mécanique.

L'engin et sa suite étaient arrivés la veille. Alexandre avait rangé la batteuse et la presse tout près des meules et, à vingt pas à l'arrière, la drôle de locomotive. Puis il avait enguirlandé les deux ensembles de deux larges courroies de cuir.

Les travailleurs avaient eu droit au verre d'eau de vie : un coup de marc avalé d'un trait, en un rapide mouvement de bras, la tête jetée à l'arrière. Prendre la goutte avant l'ouvrage était ici la coutume, une sorte de politesse que le maître de céans devait à ses aides et eux, à lui, en l'acceptant.

Alexandre avait expliqué et distribué les rôles. La chaudière était sous contrainte. De noires volutes de fumée s'échappaient de la cheminée au long cou et les soupapes laissaient s'enfuir de petits jets de vapeur... la locomotive frissonnait. La foule rassemblée sur l'aire de battage attendait avec intérêt le débridement de l'engin. Alexandre observait ces impatients en se disant : "Ah ! Mes beaux, vous allez voir ce que vous allez voir !" puis il avait libéré la pression et la mécanique s'était ébranlée d'un coup, dans un vacarme surprenant. La pétarade du moteur, le chuintement des courroies de transmission, le roulement des poulies, le cliquetis des batteurs, les crissements de la presse... Rapidement tout ne fut plus que bruits. Et avec ça, les chiens effrayés qui n'en finissaient pas d'aboyer contre cet inextricable et impavide animal de fer et de bois.

Alors avait débuté la pièce mouvementée du battage nouveau : les fourches des engreneurs qui lançaient les gerbes sur le plateau de l'ALBARET, les gesticulations de l'aiguilleur qui guidait les bottes sur l'avaloir, les bras articulés du batteur qui les saisissaient aussitôt en les précipitant dans la mécanique du caisson, le grain qui submergeait les grilles puis s'en allait ruisseler d'or dans les grandes boges de jute, les allées et venues des porteurs de sacs, la longue griffe de la presse, qui amenait à elle la paille, la triturant, la tassant, la ligotant de fil de chanvre avant de la laisser choir sur l'herbe en de rebondissantes balles dorées, les souleveurs de ballots qui s'éreintaient à monter et à descendre l'échelle raide du grenier, les enfournages de bois du chauffeur... Et, au dessus de tout ce remue ménage, soufflé par le tarare de la mécanique, l'irritant brouillard d'un poussier scintillant de mille éclats...

Alexandre dirigeait les acteurs avec sérieux, criant ses ordres, encourageant le travail de celui-là, saboulant celui-ci pour son apathie, houspillant les enfants que nous étions, trop avancés à son gré sur le devant de la rampe... Il se dépensait en gestes et en paroles sans se départir de son humeur joyeuse et communicative. Le progrès, pour se faire adopter, doit aussi savoir montrer bonne figure !

Je vois encore mon aïeul plonger ses mains dans les sacs gonflés de froment, puis les retirer, leur creux empli de grains. Ah ! les mains noueuses du vieil homme ! des mains façonnées par les manches des labeurs, grattes de la terre, les riflades des besognes, des mains taillées par le soleil et le froid, de belles mains de paysan, pétries de travail et d'usure des ans. Il se penchait, amenait à lui cette coupe, humait la bonne et chaude odeur des grains, les laissait glisser lentement entre ses gros doigts bosselés puis, pour apprécier pleinement la récolte, en retenait une pincée qu'il mâchonnait en fermant les yeux.

Ce blé de la batteuse lui plaisait. Oui, il en était content. Et les sacs allaient se vider dans le grand coffre de bois de la grange. "La récolte sera bonne" avait-il dit, en imprimant une moue de satisfaction sur son noble visage de grand-père.

L'assistance des curieux s'était retirée. Sous ce soleil de juillet, les hommes s'affairaient autour des meules et de l'animal à vapeur, visages ruisselants empoussiérés de blond, moustaches cendreuses, couvre-chefs platinés, chemises humides chargées de fétus, brailles et godasses empaillées...

De temps en temps, celui-ci ou celui-là prenait l'instant d'une pause. Il se retirait sous le gros mûrier au banc de pierre, rebrassait ses manches, s'essuyait le visage et la nuque, se mouchait vaillamment et toussait à grands coups pour chasser les gratteries du poussier... puis il se désaltérait d'une verre de baco. Ragaillardi, il allait à nouveau transpirer dans le nuage papillonnant d'Alexandre.

A midi, la batteuse avait avalé le premier gerbier. Le coffre de la grange était aux trois quarts plein. Grand-père était heureux. La "locomotive" siffla longuement. Fay fit tomber la pression. La mécanique se tut. Et tous allèrent retrouver les femmes et les tendrons qui, sous le calabert, avaient dressé et servi la longue table faite de planches disposées sur les premiers ballots livrés par le presse-paille.

Mais la rencontre entre tous les acteurs de cette journée de battage, la vraie, celle où les cuisinières et les hommes formaient une seule tablée, c'est à l'occasion du repas du soir qu'elle avait eu lieu. Même si les enfants avaient eu leurs places sur les bancs de cette cocagne.

Les gerbes battues, le grain engrangé, les bottes de paille mises à l'abri, l'attirail de Fay rangé et prêt au départ, les paysans débarrassés de leur poussière et de leur sueur... tous s'étaient rassemblés pour gobelotter. Pendant ce temps, avant que le soleil s'en aille, les glaneuses du poulailler, que l'on avait libérées, s'empressaient des pattes et du bec sur l'aire pailletée rendue au silence.

Les canons de vin succédaient aux canons de vin et il y avait une bouteille apéritive préparée par une voisine : une élaboration de plantes d'anis et de fenouil macérées dans un marc tout jeunet ; une préparation secrète que troublait l'eau du puits et qui faisait vite tourner les têtes...

Le repas avait suivi, avec son épaisse soupe au lard, ses saucisses sèches accompagnées de beurre, sa salade huileuse gourmandée d'ail et de vinaigre fort, son civet de lapin, son ragoût de pommes de terre parfumé au laurier, ses fromages de chèvres et ses gâteaux à la crème au café. Des gâteaux comme seule ma grand-mère savait les monter. Et le rouge lourd de la vigne du "serre-d'Andance" avait fait filer tout cela et délié les langues.

Le travail de la batteuse occupa les conversations jusqu'à la viande en sauce. Alexandre Fay eut droit à un ban. Il était ému, le brave homme. Après vinrent les histoires et les chansons. L'ambiance était aux rires, aux plaisanteries et à la satisfaction d'une bonne et belle journée. Mais demain en serait une autre. La batteuse avait rendez-vous avec ceux du "Mazibet". A dix heures, on se leva de table...

Le rite des battages à la nouvelle manières se renouvela, saison après saison. Chaque année, la mécanique bruyante d'Alexandre Fay s'en venait remplir l'arche à grain de mes vieux, et c'était toujours un grand moment d'entraide et de fête...

Puis, un jour de printemps, les mains calleuses de mon bon grand-père s'arrêtèrent de travailler. Un an plus tard, les yeux bleus de son amour de toute une vie se fermèrent à leur tour. Oh ! ma douce grand-mère, partie rejoindre son homme... ! Gaston, le fils aîné, reprit la ferme. La vie continua. Le rythme des saisons commandait tout.

Une année, après sa tournée de ferme en ferme, Alexandre apprit que dans le nord du Pays un nouvel outil à mettre le blé en coffre avait fait son apparition. "Une mécanique roulante extraordinaire" lui avait-on dit. Elle battait la céréale au même instant qu'elle la moissonnait. Il ne voulait pas le croire, et pourtant, Dieu sait s'il avait le progrès en idée ! Alors, pour s'en assurer, et malgré son âge avancé, il avait fait le voyage jusqu'au plaines picardes. Cinq jours plus tard, il était revenu. Il n'était plus le même. Il avait l'inimaginable. Les moissonneuses batteuses étaient arrivées d'Amérique.

Dès lors, il comprit que son temps, celui de sa "locomotive" et de tout le reste, était terminé... Un dimanche, au bistrot du village, en pensant à tout ce à quoi il avait cru dans ce qui faisait son labeur, il se laissa aller à cette réflexion auprès de ceux de sa table :
- Voulez-vous que je vous dise ? Le progrès tue le progrès. Oui mes amis, il le tue, parce que celui d'aujourd'hui efface l'autre d'hier qui sera à son tour remplacé par celui de demain. C'est là une réalité, et il n'y a rien à faire contre ça.

Il resta un long moment silencieux, tripotant son verre d'une main fébrile, les traits du visage tourmentés, les yeux perdus dans le vague. Sans doute songeait-il en cet instant à sa vieille batteuse et aux mécaniques américaines, ces nouveaux engins qui, sans égard pour le travail de battage des hommes, allaient désormais traiter sans eux, au sein même des emblavures.

Reconnaissant peut-être que sa propre mécanique avait toute se part dans la disparition des quadrilles des fléaux, il ajouta :
- Mais le progrès, voyez-vous, il tue l'homme aussi. Oui ! il le dévore à petit feu, en détruisant ses traditions, ses savoir-faire et ses joies. Je sais, je sais ce que vous allez me dire : que je n'ai jamais cessé de vous répéter que le progrès c'était moins de peine et plus de temps ; et vous aurez raison. Mais en vérité, plus de progrès, pour quoi faire ? Dites-le moi ! Pour travailler toujours davantage, sans vraie repos ? Retenez bien ceci, vous autres ! Lorsque les batteuses de tous les Fay du Pays se seront arrêtées d'empoussiérer les cors des fermes, alors l'entraide et l'amitié ne feront plus la fête... Oui ! Souvenez-vous bien de ce que je vous dis là.

Alexandre tint encore une saison. Puis il vendit ses bêtes, remisa ses matériels dépassés, les mit sous de grandes bâches et s'en alla demander à son voisin de leur faire une visite, de temps en temps. Un matin, on le vit monter dans l'autocar de Montélimar, un sac de voyage dans une main, dans l'autre un long bâton garni de cuir enroulé dans une moitié de drap. Certains crurent reconnaître dans cette trique dissimulée un escoussou.

Fay aurait su qu'en Andalousie les paysans espagnols battaient encore le blé aux fléaux. Il aurait voulu voir cela, parce que cette pratique, tout compte fait, était pour lui plus importante et plus humaine qu'une batteuse, ou ce qui allait venir après elle.
C'est ce qui s'est dit dans les fermes, après son départ.

Au pays, on ne revit jamais Alexandre Fay. Il est mort là-bas ; sans doute est-il parti en regardant les fléaux s'envoler dans le soleil et les batteurs aux pieds nus danser sur la paille, enveloppés d'une poussière d'or..."

Histoires et contes du jeudi
Sylvain VILLARD, Edition EX-LIBRIS
Michel RIGAUD, COUX

 

Les moissonneuses-batteuses apparaissent à partir de 1969.
Aujourd'hui, à St Lager Bressac,
2 entreprises agricoles moissonnent avec des engins très sophistiqués :
les entreprises DUSSERRE et MOMÉE.

entreprise J.P. Dusserre

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

entreprise Pierre Momée

 

Bulletin municipal de Saint Lager Bressac mai 2007

 

 

 

 

 

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