Singapour, le 14 mai 1885

 

Mes chers parents,

 

Je vous écris deux mots pour vous donner de mes nouvelles qu'il vous ennuiera de recevoir.

Parlons de ce grand voyage que je fais en ce moment : nous sommes partis de Philippeville le 20, et le 24 on arrivait à Port-Saïd, c'est une jolie ville à l'entrée du canal de Suez.

 

 

 

 

 

Philippeville

 

Nous sommes repartis le lendemain, on a mis deux jours à faire la traversée du canal. C'est pendant ces deux jours que j'en ai vu, des navires !

Pour vous faire comprendre ce que c'est que le canal de Suez, il m'est impossible : il y a que celui qui l'a vu qui peut le comprendre.
Enfin, deux mots : dans le canal, c'est plus comme en pleine mer, on va d'abord très doucement, il est défendu d'y voyager la nuit, il y a des gares à chaque instant, il faut se garer, c'est-à-dire laisser passer les navires qui viennent du côté opposé.

Il y avait peut-être 4 heures qu'on était dans le canal, il nous est arrivé un drôle de tour : on arrive à une gare, il y avait 5 navires qui attendaient notre arrivée. Qu'arrive-t-il ? On approche trop près de terre et, lorsqu'on a voulu repartir, impossible : l'hélice était rentrée dans le sable !

On est resté près de 3 heures dans cette position. Je ne vous dis pas tout ce qu'on a fait pour arriver à sortir, j'en finirai pas, mais je vous réponds que le commandant du Labrador, il faisait attention après ! Il y regardait plus d'une fois ! Aussi, il s'y est pas fait reprendre. (1)

Je suis sûr que, pendant deux jours, j'ai vu passer plus de 50 navires, tous chargés de marchandises ou de voyageurs. Je me demande où tout cela peut aller. La plus grande partie, c'était des anglais et les plus beaux navires qu'on puisse voir.

 

l'entrée du canal de Suez en 1875

cargo passant dans le canal

 

 

bacs et bateaux dans le canal

 

 

Port-Saïd

 

Je crois vous avoir dit sur la lettre que je vous ai envoyée de Philippeville que le Labrador emmenait aussi de la légion étrangère, c'est encore un drôle de régiment !
Le 2e jour qu'on était dans le canal, il y a un hollandais qui a déserté, il a sauté à l'eau. On a vite lancé une chaloupe mais le gaillard savait bien nager. Comme on était pour mettre la main dessus, lui mettait pied à terre et on avait plus droit sur lui.
(2)

Le même soir, on arrivait à Suez, on restait environ deux heures en rade. La ville paraît petite. Ce que j'ai vu de remarquable, c'est peut-être 2 000 chameaux et autant de dromadaires !

 

le périple de Valentin (avril-juin 1885)

 

On quittait Suez le dimanche soir pour rentrer dans la Mer Rouge. Le vendredi matin vers 7h, on arrivait à Aden, on restait encore en rade. Les habitants ont la peau rouge, leur costume consiste en un mouchoir attaché à la ceinture. (3)

Nous sommes repartis le lendemain matin pour rentrer dans l'Océan Indien, on y est resté 8 jours sans voir de terre. Enfin, je crois que c'est samedi, le 9 ou le 10, on arrivait à Colombo (4). On est reparti le même jour à 10h du soir pour Singapour. C'est le dernier port avant d'arriver au Tonkin, et il est que temps !

Je commence à m'ennuyer sur le bâtiment. On est cependant pas mal, mais aussi on peut pas dire qu'on est bien. Tous les matins, on a le café plus un demi-quart de rhum. Le malheur, c'est que depuis qu'on a passé le tropique, les biscuits se sont gâtés, et il faut tout de même les manger…

Nous avons eu un temps magnifique, toujours une bonne mer. C'est vrai que le bateau résiste bien aux vagues. Ce qui nous fait le plus souffrir, c'est la chaleur. Bref, il nous ennuie de mettre pied à terre.
Nous ne savons pas encore où on nous débarquera, on dit qu'il y a des canonnières à Singapour pour nous escorter jusqu'au Tonkin.

Je vous écrirai que lorsque je saurai où on va. Rien de plus pour le moment. Je suis toujours en bonne santé et je désire que la présente vous trouve de même.

Votre fils et frère qui vous embrasse,

Baudry Valentin, 1er régiment de tirailleurs algériens

Vous me direz si on dit que c'est fini au Tonkin.

Pardonnez-moi si c'est pas bien écrit. On a pas de bureau pour écrire, à peine de la place…

 

(1) Il n'était pas rare d'entendre le fond du bateau racler le fond du canal. Ce n'était pas forcément le commandant le responsable, mais plutôt le pilote du canal : il montait un pilote de la compagnie du canal sur chaque bateau.

(2) Il y a toujours eu des déserteurs dans le canal. Ils sont récupérés, remis au pays, condamnés, et continuent leur voyage sur le bateau suivant.

(3) Aden, ville du Yémen, au bout de la pointe, presque en face de Djibouti

(4) Colombo, capitale du Sri-Lanka, anciennement Ceylan

 

 


 

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