Bac Hat, le 6 août 1885

 

Mes chers parents,

 

Je rends réponse à votre lettre datée du 17 juin et que je viens de recevoir.

Je vous ai écrit de Singapour. Je me demande pourquoi vous avez pas reçu la lettre, ou bien était-elle encore en route au moment où vous m'avez écrit ? J'ai aussi reçu votre lettre datée du 2 avril.
Je vous ai rendu réponse à la date du 16 juillet, je vous disais beaucoup de choses. Aussi ce sera un plaisir pour moi lorsque je saurai qu'elle est arrivée à St Léger.

Pas grand chose de nouveau depuis le 16 juillet : ces jours derniers, on s'attendait pourtant partir en colonne contre 5 ou 6 000 pirates qui sont fortifiés à 20 ou 25 km de notre cantonnement.
Ces jours derniers, sur la Rivière Claire, un remorqueur a été attaqué, et un tirailleur français du 1er bataillon a été grièvement blessé : voilà comment ça se passe au Tonkin…

Depuis quelques jours, les chaleurs sont pas aussi grandes. Il y a cependant toujours des insolations, aussi je me défie du soleil. Voir des choses comme on en voit, ça donne à réfléchir…
En arrivant, on nous avait donné des chapeaux annamites
(1), ils commencent à être mesquines. On parle pas de nous donner des casques.

Notre costume est pas tout à fait le même qu'en Algérie : la veste est remplacée par un kéo bleu (2), et puis on a à peu près tous des pantalons chinois. On a toujours assez chaud.

 

 

 

 

un salacco

 

 

 

 

 

un ceinturon

 

Vous me donnerez des nouvelles d'André Soulard et d'Eugène Augereau, si ils pensent rentrer bientôt. On dit que la classe 80 est rentrée, pas toute : il y en a qui sont encore au Tonkin. On sait guère de nouvelles de France.

Je vous demanderais bien le journal, mais on le reçoit que 4 ou 5 mois après.

Bien le bonjour à ma marraine. Je me propose d'écrire à mon oncle Jean, de Cholet. Je me rappelle pas très bien de l'adresse. Firmin serait pourtant content.

Rien de plus pour le moment, si ce n'est que je suis toujours en bonne santé et que je désire que ma présente vous trouve tels qu'elle me quitte.

Votre fils et frère qui vous aime et vous embrasse de bien loin

Baudry Valentin, 1er Tirailleurs, 2e compagnie, 4e bataillon
du 1er régiment de marche, Tonkin
corps expéditionnaire du Tonkin

PS : J'étais pour mettre ma lettre à la poste lorsque une dépêche arrive, en disant qu'il fallait se préparer pour partir immédiatement. Une heure après, tout au plus, on traversait la Rivière Claire, et on allait camper sur la rive gauche du Fleuve Rouge. On savait pas où on allait.

 

sampans sur le Fleuve Rouge (ici, à Hanoi)

 

C'est que le soir que le capitaine commandant la compagnie fait former le cercle et nous dit : "Nous allons reconnaître un village. 3 ou 400 pavillons noirs sont signalés. Les hommes devront avoir la plus grande attention" et ainsi de suite...

Bref, on partait le lendemain matin vers 4h. Deux heures après, le signal d'attaque était donné. Des pavillons noirs, nous en avons point vu. Quelques pirates nous ont envoyé quelques coups de fusil par ci par là, mais rien… De notre côté, on en a pourtant brûlé des cartouches ! On a sonné "Cessez-le feu" vers 8h, si bien qu'on est arrivé hier soir esquintés. On était dans des rizières, dans l'eau jusqu'aux genoux. Plusieurs cas d'insolations. Ah, métier ! Tite ma ma y a bonné, tite ma ma y a bonné y a bonné... (3)

 

bassins de rizières, dans le Haut Tonkin

 

Ce que j'ai vu de remarquable, c'est les annamites armés, annamites qui se défendent contre les pirates. Ils sont peut-être aussi pirates que les autres, c'est tout pirate et compagnie !

J'ai vu les plus beaux oiseaux. M. le curé voudrait bien en avoir de comme ça…

J'ai aussi rapporté quatre jolies cannes à sucre, et plusieurs choses insignifiantes.

J'aurais bien encore d'autres choses à vous dire, mais je termine : je vois que je vous ennuie.

Signé : Baudry Valentin

 

(1) Probablement le salacco, à bord rouge

(2) Le kéo existait en molleton noir ou bleu.

(3) probablement une forme de complainte. Peut-être : "maman m'a dit"…

 

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