e p'tiot de la mère outard

histoire d'une nourrice morvandelle

 

 

Il s'agit d'une nouvelle parue dans "La Revue hebdomadaire" (romans, histoire, voyages) chez Plon le 13 juillet 1907 :

 

 

 

 

uatre départements - la Nièvre, la Saône-et-Loire, l'Yonne et la Côte-d'Or - concourent, dans d'inégales proportions d'ailleurs, à former le massif granitique du Morvan, pays par excellence des nourrices mercenaires, des "remplaçantes" pour employer l'expression à la mode. Nulle part, en effet, comme dans ce coin de la France, ne s'exerce avec autant de succès "l'industrie nourricière", "le nourrissage" et aussi "l'élevage des enfants étrangers". Soit "nourrices sur lieu", soit "nourrices à emporter", appelées aussi "nourrices sédentaires", le Morvan possède en abondance les sujets non seulement les plus aptes, mais encore les mieux préparés à "faire de l'allaitement à prix d'argent", de sorte qu'avec les années, ce gagne-pain de pauvre hère, devenu instrument de progrès et de bien-être, a transformé une contrée longtemps demeurée sauvage, misérable et presque inabordable en une contrée plaisante, riche, percée en tous sens de belles routes bien chargées, bien entretenues, qui font valoir aux yeux des touristes les paysages pittoresques dont la nature s'est montrée prodigue à son égard.

Des quatre fractions départementales qui constituent la région morvandelle, la fraction de Saône-et-Loire, une des plus vastes, est également une de celles où l'allaitement et l'élevage mercenaire sont pratiqués le plus communément ; elle comprend deux cantons, celui de Saint-Léger-sous-Beuvray et celui de Lucenay-l'Evêque, ce dernier composé de 12 communes, presque toutes fort bien dotées en nourrices, surtout les communes de Cussy-en-Morvan et d'Anost, voisines l'une de l'autre. La commune d'Anost, pour ne parler que de celle-ci, qui renferme près de 4000 habitants, répartis dans plus de 60 hameaux, compte en effet près de 400 étrangers dont 200 à 250 enfants assistés de la Seine, et l'on peut évaluer à une soixantaine, au moins, le nombre des femmes-nourrices qui exercent temporairement leur industrie loin du foyer domestique, et surtout à Paris.

C'est dans un des hameaux de cette commune, non loin d'Arleuf, village situé sur la route de Château-Chinon à Autun, qu'on voyait encore, en 1880, gaie, alerte, vaquant sans répit à des travaux de ménage et de culture, la mère Coutard, une bonne vieille qui avait été jadis, en même temps qu'une jolie femme, une des plus vaillantes nourrices du pays morvandais.

ée à Saint-Prix, canton de Saint-Léger-sous-Beuvray, entrée en condition à 15 ans chez des boutiquiers d'Autun, Gladie Chalopin - c'était son nom de jeune fille - avait paisiblement et consciencieusement peiné de ses bras jusqu'au jour où les économies réalisées sur ses gages lui avaient permis de songer au mariage ; elle avait alors épousé un de ses petits-cousins, Andoche Coutard, gars solide, laborieux, d'humeur pacifique, à l'encontre de ses compatriotes, batailleurs en diable, et qui habitait sous le même toit que ses parents. Elle avait alors 20 ans et l'année n'était pas révolue qu'elle mettait au monde son premier enfant.

Or Gladie Coutard, Morvandelle pur sang, en parfait accord de vues, au surplus, avec son mari, âpre au gain comme elle, n'avait qu'une ambition, comme ses pareilles : devenir "nourrice sur lieu" et par là travailler à réaliser cette modeste fortune en terres, vignes ou prés, dont tout paysan, de France et d'ailleurs, rêve les yeux ouverts. Le docteur Touzet, de Saint-Léger-sous-Beuvray, qui, l'ayant connue gamine, la savait de bonne souche et de constitution aussi saine que robuste, l'aida vite à satisfaire son ambition ; grâce à ses relations avec plusieurs confrères parisiens, il lui procura un nourrisson dans une famille "huppée" de l'avenue d'Antin, et Gladie Coutard partit gaillardement "devers la capitale", les seins rebondis, pour nourrir de son lait un bébé opulent, tandis que sa belle-mère se chargeait d'allaiter "au petit pot" le petit paysan resté à la maison.

 

 

n an plus tard, Gladie rentrait au pays, fière et pimpante, avec 1000 francs représentant le produit moyen d'un nourrissage de première qualité, et les cadeaux traditionnels de la première dent et du sevrage : robes, rubans, bijoux, dentelles, le manteau-rotonde et les fameuses épingles en or, insignes des nourrices de grande maison.

Deux fois encore, en moins de 5 ans, la belle Morvandelle recommença ses caravanes aux Champs-Elysées et au bois de Boulogne, toujours avec succès et sans rien perdre, d'une façon appréciable du moins, de ses avantages physiques ; mais, lorsque au bout de 13 mois de séjour sous le toit marital, après ces deux exodes successifs, elle devint mère pour la quatrième fois, si sa santé n'avait pas été altérée, si sa prestance était restée la même, il s'en fallait que la fraîcheur de son teint et le charme de sa personne eussent victorieusement résisté aux labeurs d'une existence plutôt tourmentée.

Force lui fut donc, à l'occasion de cette nouvelle maternité, de renoncer aux fructueux bénéfices d'un allaitement aristocratique et d'accepter un nourrisson de deuxième catégorie, producteur, à la vérité, d'un boni de 600 francs, puis un autre, à 30 mois d'intervalles, dans des conditions identiques.

 

 

ais à cette époque, Gladie atteignait sa trente-troisième année et, fanée sinon vieillie avant l'âge, dépourvue en partie de ces attraits que la vanité des dames du monde recherche chez les "nounous" décoratives, elle comprit qu'il fallait de nouveau rabattre de ses prétentions : l'allaitement sur lieu lui était interdit. Sur ces entrefaites, du reste, sa belle-mère était morte, et cette précieuse collaboratrice, cette maîtresse femme qui avait régenté le ménage et surveillé, de concert avec Andoche, la progéniture de sa bru durant les absences de cette dernière, lui manquant, Gladie se vit condamnée à garder désormais le logis, sans pour cela renoncer, le cas échéant, à l'exercice de son industrie ; elle se mua en "nourrice sédentaire" au cours des 4 nouvelles maternités qui, dans l'espace des 6 années suivantes, firent tressaillir ses flancs généreux, et fut amenée ainsi à s'adresser deux fois aux "bureaux bourgeois" de la capitale qui lui fournirent des nourrissons à emporter, et deux fois à l'hospice dépositaire de la rue d'Enfer - aujourd'hui rue Denfert-Rochereau - qui lui confia des "enfants à lait". Entre temps, elle obtint du directeur de l'Agence des enfants assistés de Lucenay-l'Evêque, pour les élever jusqu'à leur treizième année, 5 pupilles du département de la Seine au-dessous de 6 ans, 5 de ces "petits Parisiens" - c'est le nom qu'on leur donne généralement - envoyés en province où, placés moyennant un prix de pension réglementaire chez de braves gens qui s'entendent à les utiliser, ils ne tardent pas à faire partie de la famille.

Gladie Coutard avait près de 41 ans lorsqu'elle devint mère pour la dixième fois. Bien qu'elle eût dépassé l'âge fixé comme limite par le règlement - 40 ans - elle manifesta le désir d'avoir un nouveau nourrisson de l'Assistance, et le maire d'Anost, en raison des mérites professionnels, si on peut dire, de sa féconde et courageuse administrée, ne se refusa pas à favoriser la réalisation de ce désir : rajeunie d'un an, grâce à un certificat de complaisance - fâcheux expédient quelquefois employé dans certaines agences d'enfants assistés - Gladie fit une fois encore le voyage de Paris, d'où elle ramena le nourrisson désiré.

e piètre mine, par exemple, celui-là ! Profondément atteint de misère physiologique, c'était un de ces êtres disgraciés, une de ces victimes de la fatalité sociale comme en produit fréquemment - trop fréquemment - la grande ville : son livret administratif, à couverture bleue - la couleur rouge désigne les livrets de fille - portait en première page, concurremment avec le numéro matricule, la mention "inconnu", et, au-dessous "catégorie T" : enfant trouvé ! Un passant en effet l'ayant ramassé, la nuit, au bord d'une bouche d'égout, l'avait porté au commissariat de police le plus voisin ; à son tour, le commissaire de police, après avoir conformément à la loi dressé un procès-verbal de constat, avait envoyé "le trouvé" à l'hospice dépositaire ; le lendemain, les formalités d'usage remplies - le collier rivé autour du cou, l'immatriculation, etc - on l'avait confié à "Gladie Chalopin, femme Coutard", arrivée la veille avec le convoi mensuel de nourrices de l'Agence de Lucenay-l'Evêque, et la femme Coutard l'avait emporté dans le Morvan, muni de son livret, qu'on n'avait pas eu le temps de régulariser. Le procès-verbal de constat n'était pas encore parvenu à l'hospice, et la régularisation ne devait s'effectuer que plus tard, sur place, quand le document officiel aurait été envoyé de Paris au directeur de l'Agence.

Cette créature chétive, malingre - un vrai chat écorché - âgée de 24 heures à peine au moment de l'abandon, Gladie, pénétrée du sentiment des devoirs que lui imposait une maternité dont elle avait volontairement accepté la charge, l'avait entourée d'une sollicitude de tous les instants, et la satisfaction inespérée lui avait été donnée de voir naître en quelque sorte une seconde fois cet enfant à la vie, prendre des forces, devenir même vigoureux, si bien que l'agent de surveillance et le médecin du service chargés, l'un et l'autre, de visiter à époque fixe les enfants assistés du département de la Seine, lui avaient adressé leurs félicitations les plus vives. Malheureusement, il fut bientôt avéré que si le nourrisson se développait normalement au point de vue physique, il n'en allait pas de même au point de vite intellectuel : on le devinait à son visage, impassible devant les agaceries qui sollicitaient de sa part un mouvement expressif, à ses yeux mornes d'où ne jaillissait jamais l'étincelle lumineuse qui trahit la pensée, fût-elle encore incertaine et confuse.

- Ma pauvre Coutard, dit un jour le médecin à la bonne femme qui s'inquiétait, vous n'avez pas eu la main heureuse, cette fois ; vous avez ramené "un berdin" de l'hospice.
Un berdin, un innocent !

La peine qu'éprouva Gladie à cette révélation ne se peut décrire. Songez ! elle qui s'enorgueillissait sans cesse devant ses parents, ses amis, ses voisins, d'avoir "fait venir toute une maisonnée de gâs et de gâtières". Allaiter un misérable idiot, quel triste couronnement de sa laborieuse et brillante carrière ! Allait-elle le garder ? Allait-elle le rendre à l'Assistance, ce malchanceux qui lui valait une si cruelle humiliation ? Une autre que Gladie eût hésité ; Gladie n'hésita pas : par devoir professionnel autant que par humanité, et plus encore par affection, elle ne voulut pas abandonner cette créature déshéritée du ciel et de la terre qu'elle avait suspendue à son sein, qu'elle avait arrachée à la mort au prix des soins les plus dévoués, qui lui tenait au cœur par les liens étroits de l'accoutumance, et malgré les réflexions équivoques de son entourage, malgré les dires décourageants des commères, assemblées en conseil, l'inconnu, l'enfant trouvé, l'innocent resta, du plein gré de sa nourrice devenue sa mère, dans la maison dont une pensée de lucre lui avait tout d'abord ouvert la porte à deux battants.

 

 

insi grandit et, avec les années, se fortifia quand même le berdin, tout en conservant les apparences d'une enfance qui persistait dans les manifestations les plus voisines de l'état de nature. Coiffé d'un béguin en indienne ou en drap, suivant la saison, vêtu d'un justaucorps boutonné par derrière et d'un jupon, une bavette sous le menton, il semblait n'avoir pas de sexe, marchant avec peine, lourdement et seulement quand le soutenait une main amie. Aussi, le directeur de l'Agence de Lucenay-l'Evêque, "le préposé", nom sous lequel on désignait encore, à cette époque, le représentant de l'Administration, avait-il soin, chaque année, de lui délivrer, au lieu de "la vêture" réglementaire destinée aux garçons… un "paquet" pour fille, dont Gladie s'empressait d'adapter elle-même les diverses pièces à la taille et à la corpulence du berdin ; et de s'extasier alors devant "la tant belle mine et la tant belle braveté d'ce chéti gas, si bin vêtu", qu'elle lavait, peignait, cocolait et dorlotait à plaisir, appelant les voisines pour le leur faire admirer :
- Hein, les foones (les femmes), disait-elle, l'air radieux, es t'y biau, l'drolet ? Ol ersembe ai n'ain p'tiot angelot, es pas ?

Les voisines, peu désireuses naturellement de se voir rembarrer, "la grattaient où ça la démangeait" et Gladie, enchantée d'une approbation qu'elle prenait pour argent comptant, s'écriait en faisant sauter l'enfant sur son bras :
- Ah ! mé, y a pas à dire, ol es tout d'mâme biau ! R'gardez ces zolis ch'veux, ces zolis reuillots (yeux), et cett' zoli boucette, et cett' zoli airelle (oreille) ! Bon sang de bon sang, jaimas j'n'ave ran vu d'chi chanti !

Et dupe de ses propres illusions - la mère ni la nourrice ne trouvent leurs enfants laids, a dit Agrippa d'Aubigné - elle se plaisait à converser des heures avec "le berdin", s'efforçait de lui inculquer des notions sommaires sur toutes choses, ustensiles, denrées, fruits, vêtements, le reprenant doucement quand il se trompait, l'interrogeant parfois, pour se rendre compte de ses progrès et favoriser le plus possible l'éveil de son intelligence :
- Qu'on qu'te dis' m'ami ? questionnait-elle ; parle-mé, voyons !... T'ai vu la bique e ol bicot comme y joupent (sautent) ? E ol viau, t'I'ai vu ? E la coche aivec lai nourrins (la truie avec les gorets) t'ai vu comme y s'trémoussent trétous ?... E la vaque comme y fai, dis ?... Y fai : "Moum ! moum !..." es pas ?
- Moum ! moum ! répétait le berdin.
- Bin, ça, p'tiot !... E lai dindons comme y berdouillent, voyons, dis ?... T'auras du fourmèze... eune belle plieume (plume) e eune belle flieur... Y font, lai dindons ?
- Glou, glou, glou !
- Eh ! mardié !
(eh ! ma foi !) dirait-on pas qu'c'est ol dindon li mâme !... Y sen-t-y countente ! Tin, t'a ben gaigné l'fourmèze, m'ami !

 

 

 

 

 

 

 

 

ans son ingénieuse tendresse, elle se contentait de peu, la bonne Gladie ! Ne se décourageant d'ailleurs jamais, répétant sans cesse que son p'tiot était "un gros malin", qu' "il cachait son jeu", qu' "un jour viendrait où il étonnerait tout le monde", elle avait coutume de dire, à ce propos, avec un sourire entendu :
- Faut vouai ! all n'ai pas not por entendre lai poulots gigler e lai couchons couiner ! (Faut voir ! Il n'est pas le dernier à entendre les poulets chanter et les cochons grogner !)

Son p'tiot ! "ol p'tiot Coutard" comme on disait communément en parlant du berdin dans le hameau et dans les environs, où chacun le tenait pour un des membres de la famille Coutard, et non des moindres, en dépit de ses nom et prénoms, désormais inscrits sur son livret administratif, enfin rectifié ; car il s'appelait légalement, à présent, de par le procès-verbal de constat, "Luc Chaumière". Chaumière, parce qu'il avait été trouvé dans la rue de la Grande-Chaumière, à deux pas du boulevard du Montparnasse, et Luc parce que, le jour de son invention, le nom du peintre évangéliste figurait au calendrier. Au surplus, Gladie l'appelait couramment "not' fi", et n'entendait pas raillerie à ce sujet. Elle l'avait montré dans une circonstance mémorable, quand il était encore tout jeunet.

ne fois l'an, le jour de l'Apport - la fête patronale du pays - tous les Coutard, ceux du moins qui n'habitaient pas trop loin, sans compter les "petits Parisiens" élevés dans le même giron, accouraient, suivis de leur famille : ils venaient s'éjouir ensemble "chez les vieux" et resserrer les liens d'affection qui les unissaient. La table en chêne massif recevait donc, à cette occasion, sur son entourage de bancs, luisants d'usure, nombreuse compagnie. Or, au centre et du côté droit, à la place d'honneur, entre Gladie et Andoche, siégeait, de fondation, "ol p'tiot raipotot" - le petit malfichu, plaisanterie du cru - lequel ne manquait jamais de "faire des siennes", c'est-à-dire de taper de la cuiller contre son assiette en fer-blanc, de renverser la salière, de secouer les brocs, d'accrocher les plats au passage, ce qui ne laissait pas, malgré tout, d'indisposer plus d'un des assistants, à telles enseignes que l'un d'entre eux se hasarda à demander que le berdin ne mangeât plus dorénavant à table le jour de l'Apport. Il achevait à peine de formuler sa réclamation que Gladie se dressait sur ses jambes, tout encolérée :
- De quoi ! s'écria-t-elle, ça vous fait poine ai l'vouai, ce mignon ? Ben, ran d'pu facile : vous l'vouairai pu, mes gas !
Là-dessus, prenant l'enfant entre ses bras :
- Ça, m'ami, ajouta-t-elle, pis qu'on ne voule pas d'toi, on ira manger ensemble aivec l'père dans l'courtil !... Andoche, ven nous-en !

On devine le tumulte qui suivit. Ce fut à qui barrerait le passage à la mère et se répandrait en paroles amiteuses pour l'apaiser ; blessée au vif, la mère se débattit, ne céda qu'après une longue résistance, encore d'assez mauvaise grâce :
- Si faudrait-y choisir entre trétous, déclara-t-elle, enfin, se rasseyant, c'ès mon p'tiot qu'j'choisirais : le mettez-vous daré lai airelle. Qui qu's'plaît pas ichi, y n'ave qu'à demeurer cheu soi !
On se le tint pour dit, et plus jamais dans la famille nul ne s'étonna de voir le berdin siéger à table en bonne place, aussi bien dans les grandes occasions qu'en temps ordinaire.

 

 

ur les 10 enfants, garçons ou filles, issus du ménage Coutard, 8 s'étaient mariés, 2 étaient morts ; et tandis que la mère résistait à l'assaut des ans, le père, frappé avant l'heure, avait disparu ; aussi Gladie avait-elle réparti, moyennant une rente, entre les survivants tout le bien qu'elle ne pouvait faire valoir, son mari lui manquant ; elle n'avait conservé que la maison familiale, compris le courtil attenant, plus un champ d'étendue moyenne qu'elle était de force à cultiver elle-même ; malgré toutes les offres de service, elle avait voulu vivre seule, sous son toit, avec le berdin dont elle avait, d'ailleurs, réglé le sort pour le jour où elle le précéderait dans la tombe : sa fille aînée, Lazarette, mariée à Roussillon, un village tout proche, devait ce jour-là prendre l'innocent en charge et en répondre au regard de l'Administration.

Le berdin avait successivement franchi toutes les étapes de la carrière pupillaire : "Enfant à lait" du jour de son entrée dans le service à son douzième mois ; "enfant sevré" de son douzième mois à sa troisième année ; "enfant à la pension" de sa troisième année à sa treizième ; enfin "enfant hors pension" de sa treizième année à sa vingt et unième. Il avait été titulaire, vu son infirmité, d'une "pension supplémentaire" pendant qu'il appartenait à la troisième catégorie des pupilles, et pendant qu'il appartenait à la quatrième d'une "pension extraordinaire", car à partir de leur treizième année les enfants assistés doivent, quand ils le peuvent, gagner leur vie.
Luc Chaumière, affligé d'une infirmité qui le rendait incapable de tout travail et réclamait des soins assidus, jouissait d'une pension mensuelle de trente francs, une belle somme dans le Morvan, surtout à l'époque dont nous parlons.

our cassée, racornie, ridée, parcheminée qu'elle fût, après une existence si tourmentée, la mère Coutard besognait ferme, tout en veillant sur son p'tiot comme sur la prunelle de ses yeux. Très rarement elle le laissait seul, et pas pour longtemps. Allait-elle aux champs, elle l'emportait sur son échine, à califourchon, puis le déposait au pied d'un arbre, au revers d'un fossé, tandis qu'elle bêchait, sarclait, récoltait le sarrasin, le seigle, "la treuffe" ou pomme de terre ; gardait-elle le logis, elle l'installait au coin de la cheminée ; s'il faisait mauvais, dans la cour intérieure, entre le courtil et la maison ; s'il faisait beau, sous un grand sureau qui donnait de l'ombre ; là, campé sur une chaise haute, barrée par devant et munie d'une augette, au dossier de laquelle le liait solidement un linge tordu, une corde de chanvre ou une lanière de cuir, le berdin régnait en maître.

Fréquemment, les enfants du hameau, lorsqu'ils allaient en classe, au chef-lieu de la commune, ou qu'ils en revenaient, poussaient la porte charretière donnant accès dans la cour et s'amusaient à le taquiner ; pas méchant pour un sou, celui-ci riait, bouffonnait avec eux ; des fois, néanmoins, agacé par des attaques un peu vives et quelqu'un de ses tourmenteurs l'approchant de trop près, il l'empoignait par la tignasse et vous le secouait bellement.

 

 

 

 

i les soins attentifs que dispensait la mère Coutard à l'innocent lui avaient mérité l'estime et la sympathie de tous ceux qui la connaissaient, il serait injuste de penser que l'Administration, de son côté, dans la personne de ses représentants locaux, ne les eût pas appréciés à leur valeur : le directeur de l'Agence de Lucenay-l'Evêque, le médecin de la circonscription médicale de Cussy, aussi bien que le maire de la commune d'Anost, étaient d'avis qu'une récompense honorifique était due à cette digne femme ; d'autant que 3 ou 4 ans auparavant, la presse française avait mené grand bruit de la solennité dont une des communes de la circonscription médicale d'Hesdin, dépendante de l'Agence de Montreuil-sur-Mer dans le département du Pas-de-Calais, avait été le théâtre, à l'occasion de la médaille d'or décernée par l'administration générale de l'Assistance publique de Paris à une de ses anciennes nourrices qui avait allaité ou élevé 32 enfants.

Pour moins nombreux que ceux de la nourrice picarde, les nourrissons et les élèves de la nourrice morvandelle formaient cependant une assez longue liste et, somme toute, si "les états de services" de ces deux "remplaçantes" émérites n'étaient pas tout à fait équivalents, ils ne laissaient pas que d'être, des deux parts, fort respectables. Cette liste, le directeur de l'Agence, après l'avoir méthodiquement dressée, l'avait jointe au rapport élogieux et circonstancié dont il avait saisi son supérieur hiérarchique. Des constatations ainsi établies, il résultait que Gladie Chalopin, femme Andoche Coutard, avait mis au monde 10 enfants, sur lesquels 5 avaient été allaités par elle ; qu'elle avait fait 5 "nourrissages sur lieu", dont 3 de première catégorie et 2 de seconde, plus 5 nourrissages "sédentaires", 2 pour le compte de bureaux bourgeois et 3, en comptant le berdin, pour le compte de l'hospice dépositaire, enfin qu'elle avait élevé 5 pupilles de l'Assistance âgés de moins de 6 ans, soit, au total, 25 enfants. Le rapport du directeur d'agence ajoutait que Gladie Coutard avait toujours eu une conduite irréprochable et qu'elle jouissait dans la contrée d'une réputation d'honorabilité légitimement acquise tant au point de vue professionnel qu'au point de vue privé. L'administration avait favorablement accueilli, semblait-il, les propositions de son représentant, propositions appuyées d'ailleurs par le préfet de Saône-et-Loire près de son collègue de la Seine, à la suite d'une démarche personnelle du maire d'Anost.

éjà chacun s'apprêtait à fêter l'excellente créature qui incarnait en sa personne le type de la fécondité traditionnelle et des mérites professionnels du Morvan ; une ou deux semaines encore, et l'opinion publique ne pouvait manquer de recevoir la satisfaction impatiemment attendue, lorsqu'une irrémédiable catastrophe vint bouleverser toutes les espérances.

Le directeur de l'Agence de Lucenay avait avisé par lettre Gladie Coutard qu'il se rendrait à la mairie d'Anost avec le percepteur le mardi suivant, jour de payement des pensions trimestrielles d'enfants assistés : la pension de Luc Chaumière étant la seule de cette nature qu'il eût à régler par là, il était assez naturel - il en avait été ainsi d'autres fois - que l'ex-nourrice vînt recevoir son dû au chef-lieu de la commune. La mère Coutard s'était rendue de bonne grâce à l'invitation du "préposé". Ses comptes réglés avec le directeur d'agence et le percepteur, elle rentrait au logis, à son bras le panier contenant ses livrets et les fonds qu'elle avait touchés. Le coeur en liesse - "le préposé lui avait soufflé à l'oreille quelques mots qui lui en disaient long sans en avoir l'air" - elle venait de remonter lestement la côte et commençait à la dévaler, les yeux attachés sur le pittoresque panorama qui se déroulait devant elle, lorsqu'il lui sembla qu'un gros nuage planait sur le hameau, précisément du côté où elle habitait.

Là, dans cet antique logis que les Coutard occupaient de père en fils, depuis plus d'un siècle, elle avait, 3 heures auparavant, laissé son p'tiot installé, avec les précautions d'usage, dans sa chaise haute. Le pauvret avait dû s'ennuyer un tantinet, puis faire un long somme en attendant sa vieille nourrice. Rien à craindre pour lui, d'ailleurs : la porte fermée simplement au loquet, une voisine, femme de tout repos, amie de la mère Coutard et aussi âgée qu'elle, était chargée de le surveiller de temps en temps, comme il advenait toujours en pareille occurrence.

La vue de ce nuage déroulant ses volutes au-dessus du hameau par le ciel clair étonna et bientôt inquiéta la mère Coutard ; elle hâta le pas et son inquiétude grandit lorsqu'elle constata que le nuage s'épaississait, s'étendait, tandis que parvenait à son oreille un bruit de voix dont, à cette distance, la signification lui échappait. L'anxiété de la vieille femme devint de l'angoisse au moment où des lueurs rougeâtres jaillirent brusquement des flancs du nuage :
- Le feu ! s'écria-t-elle. Bonne Vierge! dirait-on pas qu'c'est devers cheu nous qu'ça brûle !

 

 

 

 

lle se mit à courir et, en quelques minutes, atteignit au bas de la côte le chemin de grande communication qu'elle traversa rapidement et s'engagea dans "la voyette", à l'extrémité de laquelle s'élève le hameau.
Comme elle passait, toujours courant, devant l'atelier du maréchal-ferrant, la patronne, qui relevait de couches et se tenait debout sur le seuil, n'osant pas sortir, lui cria :
- Y a du malheur dans vot' quartier, la mère ! Not' homme all' es parti y voir !
Jetant dans l'atelier, sans répondre, panier, livrets, argent, Gladie se lança de plus belle en avant, éperdue :
- Sainte Vierge, mon p'tiot ! Sainte Vierge, mon p'tiot ! gémissait-elle.

De vrai, le pâté de maisons habité par Gladie Coutard était en feu. Trouvant un aliment favorable dans le chaume qui couvrait ces antiques demeures et dans les assioles - écailles de bois qui revêtent les murs à l'orientation du nord pour les protéger contre les frimas - les flammes exerçaient furieusement leurs ravages.
Construite à l'une des extrémités du quartier, la maison de la famille Coutard avait paru au début du sinistre ne courir aucun risque, protégée par son isolement même ; tous les efforts des sauveteurs s'étaient donc concentrés sur les maisons déjà atteintes et dont les habitants avaient pu, l'incendie ayant éclaté en plein jour, après s'être mis à l'abri du fléau, s'employer au sauvetage de leur bétail ainsi que de leurs meubles, vêtements et outils agricoles ; quant au logis Coutard, nul naturellement n'avait songé à le déménager, puisque à ce moment il n'inspirait pas de crainte, et le berdin y était resté enfermé à l'insu de tous.

Lorsque Gladie arriva sur les lieux, le feu avait fait des progrès effrayants : des flammèches, échappées d'un vaste brasier, volaient de tous les côtés ; l'une d'elles, par malheur, vint tomber sur le couvert de paille de la seule maison restée jusqu'alors indemne, et le toit se mit aussitôt à flamber.
Poussant un cri terrible, Gladie voulut se précipiter vers la chaumière :
- Mon p'tiot ! fit-elle.

lors seulement les assistants se rendirent compte du résultat lamentable de leur oubli ; comprenant que toute intervention serait vaine, ils tentèrent d'arrêter la vieille nourrice ; dix mains la saisirent à la fois ; elle se dégagea de leur étreinte ; le désespoir décuplait ses forces ; elle se jeta sur la porte, qu'elle enfonça plutôt qu'elle ne l'ouvrit, d'une poussée surhumaine et s'engouffra dans le brasier. Au même instant, le toit s'effondrait avec fracas au milieu d'une pluie d'étincelles.

Lorsqu'il fut possible, quelques heures plus tard, de pénétrer dans l'étroit espace circonscrit par des pans de murailles encore debout, on découvrit, parmi les décombres fumants, deux corps carbonisés informes, étroitement enlacés. La même bière reçut ces deux misérables corps de femme et d'enfant qui n'en formaient plus qu'un, en quelque sorte, et tout petit.
Les funérailles eurent lieu le surlendemain. Placée sur un char traîné par des boeufs, la bière disparaissait sous un amoncellement de fleurs et de feuillage, et derrière ce char rustique venait en rangs pressés la foule profondément recueillie. C'est que - nul ne s'y pouvait méprendre - ce n'étaient point là seulement des parents, des amis, des compatriotes accompagnant, de par la coutume ancestrale, un des leurs au champ du repos ; c'était le Morvan, le Morvan tout entier, atteint dans sa personne morale, qui s'honorait lui-même en suivant le convoi de la vaillante femme tombée victime de son devoir,

Mais, plus éloquents que ces marques de sympathie, plus éloquents que les discours officiels du sous-préfet, du maire, on aurait pu surprendre les propos de quelques vieilles bonnes femmes, propos familiers qui eussent doucement remué le coeur de la mère Coutard, si elle avait pu les entendre :
- Poore foone ! All' es d'dans l'tro, ai présent ! Mé tout d'même, all' es bin countente d'y ete, pour ce qu'all y es aivec son p'tiot !

Antonin Mulé

 

  

 

aint Léger et le euvray en 1725

les doléances des habitants de Saint éger en 1789

une issive datée de 1796

la ête du Mont Beuvray en 1875 et en 1924

ibracte et le Beuvray en 1903 et en 1908

1934 - ù passer ses vacances ?

 

 erci de fermer l'agrandissement, sinon.  

 

 

 

 

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