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Ni les caresses de leur maître,
ni la peur du loup, rien ne les retenait. C'était,
paraît-il, des chèvres indépendantes, voulant
à tout prix le grand air et la liberté. Ah ! Gringoire, qu'elle était
jolie la petite chèvre de M. Seguin ! qu'elle était
jolie avec ses yeux doux, sa barbiche de sous-officier, ses sabots
noirs et luisants, ses cornes zébrées et ses longs
poils blancs qui lui faisaient une houppelande ! M. Seguin avait derrière sa
maison un clos entouré d'aubépines. C'est là
qu'il mit la nouvelle pensionnaire. M. Seguin se trompait, sa
chèvre s'ennuya. M. Seguin s'apercevait bien que sa
chèvre avait quelque chose, mais il ne savait pas ce que
c'était... Là-dessus, M. Seguin emporta
la chèvre dans une étable toute noire, dont il ferma la
porte à double tour. Quand la chèvre blanche arriva
dans la montagne, ce fut un ravissement général. Jamais
les vieux sapins n'avaient rien vu d'aussi joli. On la reçut
comme une petite reine. Les châtaigniers se baissaient
jusqu'à terre pour la caresser du bout de leurs branches. Les
genêts d'or s'ouvraient sur son passage, et sentaient bon tant
qu'ils pouvaient. Toute la montagne lui fit fête. La chèvre blanche, à
moitié soûle, se vautrait là-dedans les jambes en
l'air et roulait le long des talus, pêle-mêle avec les
feuilles tombées et les châtaignes... Puis, tout
à coup elle se redressait d'un bond sur ses pattes. C'est qu'elle n'avait peur de rien,
la Blanquette. En somme, ce fut une bonne
journée pour la chèvre de M. Seguin. Vers le milieu du
jour, en courant de droite et de gauche, elle tomba dans une troupe
de chamois en train de croquer une lambrusque à belles dents.
Notre petite coureuse en robe blanche fit sensation. On lui donna la
meilleure place à la lambrusque, et tous ces messieurs furent
très galants... Tout à coup le vent
fraîchit. La montagne devint violette ; c'était le
soir.
Blanquette eut envie de revenir ;
mais en se rappelant le pieu, la corde, la haie du clos, elle pensa
que maintenant elle ne pouvait plus se faire à cette vie, et
qu'il valait mieux rester. Blanquette se sentit perdue... Un
moment, en se rappelant l'histoire de la vieille Renaude, qui
s'était battue toute la nuit pour être mangée le
matin, elle se dit qu'il vaudrait peut-être mieux se laisser
manger tout de suite ; puis, s'étant ravisée, elle
tomba en garde, la tête basse et la corne en avant, comme une
brave chèvre de M. Seguin qu'elle était... Ah ! la brave chevrette, comme elle y
allait de bon cur ! Plus de dix fois, je ne mens pas,
Gringoire, elle força le loup à reculer pour reprendre
haleine. Pendant ces trêves d'une minute, la gourmande
cueillait en hâte encore un brin de sa chère herbe ;
puis elle retournait au combat, la bouche pleine... Cela dura toute
la nuit. De temps en temps la chèvre de M. Seguin regardait
les étoiles danser dans le ciel clair et elle se disait : Alors le loup se jeta sur la petite
chèvre et la mangea. Alphonse Daudet
(1840-1897) Source des images ci-dessus
:
septembre 2011 -
Jeanne nous offre 2 clichés du moulin de
Daudet
Le brave M. Seguin, qui ne comprenait rien au caractère de ses
bêtes, était consterné.
Il disait : - C'est fini ; les chèvres s'ennuient chez moi, je
n'en garderai pas une.
Cependant, il ne se découragea pas, et, après avoir
perdu six chèvres de la même manière, il en
acheta une septième ; seulement, cette fois, il eut soin de la
prendre toute jeune, pour qu'elle s'habituât à demeurer
chez lui.
C'était presque aussi charmant que le cabri
d'Esméralda, tu te rappelles, Gringoire ? - et puis, docile,
caressante, se laissant traire sans bouger, sans mettre son pied dans
l'écuelle. Un amour de petite
chèvre...
Il l'attacha à un pieu, au plus bel endroit du pré, en
ayant soin de lui laisser beaucoup de corde, et de temps en temps, il
venait voir si elle était bien. La chèvre se trouvait
très heureuse et broutait l'herbe de si bon cur que M.
Seguin était ravi.
- Enfin, pensait le pauvre homme, en voilà une qui ne
s'ennuiera pas chez moi !
Un jour, elle se dit en regardant la montagne :
- Comme on doit être bien là-haut ! Quel plaisir de
gambader dans la bruyère, sans cette maudite longe qui vous
écorche le cou !...
C'est bon pour l'âne ou pour le buf de brouter dans un
clos !... Les chèvres, il leur faut du large.
À partir de ce moment, l'herbe du clos lui parut fade, l'ennui
lui vint. Elle maigrit, son lait se fit rare. C'était
pitié de la voir tirer tout le jour sur sa longe, la
tête tournée du côté de la montagne, la
narine ouverte, en faisant Mê.!... tristement.
Un matin, comme il achevait de la traire, la chèvre se
retourna et lui dit dans son patois :
- Écoutez, monsieur Seguin, je me languis chez vous,
laissez-moi aller dans la montagne.
- Ah ! mon Dieu !... Elle aussi ! cria M. Seguin stupéfait, et
du coup il laissa tomber son écuelle ; puis, s'asseyant dans
l'herbe à côté de sa chèvre :
- Comment, Blanquette, tu veux me quitter !?
Et Blanquette répondit :
- Oui, monsieur Seguin.
- Est-ce que l'herbe te manque ici ?
- Oh ! non ! monsieur Seguin.
- Tu es peut-être attachée de trop court, veux-tu que
j'allonge la corde ?
- Ce n'est pas la peine, monsieur Seguin.
- Alors, qu'est-ce qu'il te faut ? qu'est-ce que tu veux ?
- Je veux aller dans la montagne, monsieur Seguin.
- Mais, malheureuse, tu ne sais pas qu'il y a le loup dans la
montagne... Que feras-tu quand il viendra ?...
- Je lui donnerai des coups de cornes, monsieur Seguin.
- Le loup se moque bien de tes cornes. Il m'a mangé des biques
autrement encornées que toi... Tu sais bien, la pauvre vieille
Renaude qui était ici l'an dernier ? une maîtresse
chèvre, forte et méchante comme un bouc. Elle s'est
battue avec le loup toute la nuit... puis, le matin, le loup l'a
mangée.
- Pécaïre ! Pauvre Renaude !... Ça ne fait rien,
monsieur Seguin, laissez-moi aller dans la montagne.
- Bonté divine !... dit M. Seguin ; mais qu'est-ce qu'on leur
fait donc à mes chèvres ? Encore une que le loup va me
manger... Eh bien, non... je te sauverai malgré toi, coquine !
et de peur que tu ne rompes ta corde, je vais t'enfermer dans
l'étable et tu y resteras toujours.
Malheureusement, il avait oublié la fenêtre et à
peine eut tourné, que la petite s'en alla...Tu ris, Gringoire
? Parbleu ! je crois bien ; tu es du parti des chèvres, toi,
contre ce bon M. Seguin... Nous allons voir si tu riras tout à
l'heure.
Tu penses, Gringoire, si notre chèvre était heureuse
!
Plus de corde, plus de pieu... rien qui l'empêchât de
gambader, de brouter à sa guise... C'est là qu'il y en
avait de l'herbe ! jusque par-dessus les cornes, mon cher !... Et
quelle herbe ! Savoureuse, fine, dentelée, faite de mille
plantes... C'était bien autre chose que le gazon du clos. Et
les fleurs donc !... De grandes campanules bleues, des digitales de
pourpre à longs calices, toute une forêt de fleurs
sauvages débordant de sucs capiteux !...
Hop ! la voilà partie, la tête en avant, à
travers les maquis et les buissières, tantôt sur un pic,
tantôt au fond d'un ravin, là haut, en bas, partout...
On aurait dit qu'il y avait dix chèvres de M. Seguin dans la
montagne.
Elle franchissait d'un saut de grands torrents qui
l'éclaboussaient au passage de poussière humide et
d'écume.
Alors, toute ruisselante, elle allait s'étendre sur quelque
roche plate et se faisait sécher par le soleil... Une fois,
s'avançant au bord d'un plateau, une fleur de cytise aux
dents, elle aperçut en bas, tout en bas dans la plaine, la
maison de M. Seguin avec le clos derrière. Cela la fit rire
aux larmes.
- Que c'est petit ! dit-elle ; comment ai-je pu tenir là
dedans ?
Pauvrette ! de se voir si haut perchée, elle se croyait au
moins aussi grande que le monde...
Il paraît même, - ceci doit rester entre nous, Gringoire,
- qu'un jeune chamois à pelage noir, eut la bonne fortune de
plaire à Blanquette. Les deux amoureux
s'égarèrent parmi le bois une heure ou deux, et si tu
veux savoir ce qu'ils se dirent, va le demander aux sources bavardes
qui courent, invisibles, dans la mousse.
- Déjà ! dit la petite chèvre ; et elle
s'arrêta fort étonnée.
En bas, les champs étaient noyés de brume. Le clos de
M. Seguin disparaissait dans le brouillard, et de la maisonnette on
ne voyait plus que le toit avec un peu de fumée. Elle
écouta les clochettes d'un troupeau qu'on ramenait, et se
sentit l'âme toute triste... Un gerfaut, qui rentrait, la
frôla de ses ailes en passant. Elle tressaillit...
Puis ce fut un hurlement dans la montagne : - Hou ! hou !
Elle pensa au loup ; de tout le jour la folle n'y avait pas
pensé... Au même moment une trompe sonna bien loin dans
la vallée. C'était ce bon M. Seguin qui tentait un
dernier effort.
- Hou ! hou !... faisait le loup.
- Reviens ! reviens !... criait la trompe.
http://perso.wanadoo.fr/coin.des.experts/reponses/faq9_62/ExercicesWeb/chevre.html
La trompe ne sonnait plus...
La chèvre entendit derrière elle un bruit de feuilles.
Elle se retourna et vit dans l'ombre deux oreilles courtes, toutes
droites, avec deux yeux qui reluisaient... C'était le
loup.
Énorme, immobile, assis sur son train de derrière, il
était là regardant la petite chèvre blanche et
la dégustant par avance. Comme il savait bien qu'il la
mangerait, le loup ne se pressait pas ; seulement, quand elle se
retourna, il se mit à rire méchamment.
- Ah ! ah ! la petite chèvre de M. Seguin ! et il passa sa
grosse langue rouge sur ses babines d'amadou.
Non pas qu'elle eût l'espoir de tuer le loup, les
chèvres ne tuent pas le loup, - mais seulement pour voir si
elle pourrait tenir aussi longtemps que la Renaude...
Alors le monstre s'avança, et les petites cornes
entrèrent en danse.
- Oh ! pourvu que je tienne jusqu'à l'aube...
L'une après l'autre, les étoiles s'éteignirent.
Blanquette redoubla de coups de cornes, le loup de coups de
dents...
Une lueur pâle parut dans l'horizon... Le chant du coq
enroué monta d'une métairie.
- Enfin ! dit la pauvre bête, qui n'attendait plus que le jour
pour mourir ; et elle s'allongea par terre dans sa belle fourrure
blanche toute tachée de sang...
http://herve.flores.online.fr/V-illus/liens/chevre.html,
excellents illustrateurs dont nous vous conseillons la lecture du
site.
"Ni réaliste, ni purement fait pour expliquer quelque chose...
c'est tout simplement de l'illustration !"