témoignage du soldat Alexandre Jacqueau

 

Entre son départ de Paris gare du Nord en août 1914 et sa mort dans une tranchée du Bois des Caures (au nord de Verdun, dans la Meuse) en juillet 1915, Alexandre JACQUEAU n'aura jamais revu sa femme ni ses 2 enfants. Sachant lire et écrire, il eut le privilège de pouvoir échanger des lettres avec sa femme.

 

 

4 août 1914

J'ai retrouvé hier André à la gare du Nord à 3h1/2. Inutile de te dire qu'ayant tous deux le coeur bien gros, nous étions heureux de partir ensemble. Embarqués à 4 heures dans des fourgons à bestiaux, nous sommes partis à 7 heures de Paris et arrivés ici à 11h 1/2.
Ah ! ce départ, la vue du vieux clocher et des cheminées de l'usine d'André, les vivats de tous ceux qui attendent le passage des trains militaires, les mouchoirs qui s'agitent. Ah ! Que de serrements de cœur.
Arrivés ici, nous nous sommes séparés, André allant à la caserne Hédouville et moi au Palais de Justice. Là, comme tout renseignement, l'on me dit que la Compagnie était logée de la rue du Cloître à la rue des Templiers. Débrouillez-vous, à minuit, dans une ville inconnue et où tout le monde est couché. Nous étions 4 et comme il nous était dur, surtout pour la première nuit, de coucher à la belle étoile, nous sonnions à toutes les portes. Mais partout les locaux étaient occupés, ou bien l'on ne nous répondait pas. Finalement, à force de sonner, une porte s'ouvrit : c'était le presbytère. C'est donc là où je passai ma première nuit, dans un bûcher, sur une botte de paille. Deux heures de bon sommeil nous reposèrent.
Ah ! Ma chère Suzanne, que de serrements de cœur, si l'on retourne en arrière, si l'on songe à tous ceux qui sont restés là-bas et que l'on aime tant et tant.
Ce matin, nous nous sommes équipés, ce n'est pas une petite affaire, je te prie de le croire, et j'ai eu bien du mal à le faire, quoique André m'ait aidé, mais il a peu de vêtements à ma taille, d'autant plus que tout est pris, en partie. Nous venons de déjeuner tous les deux, assis sur les marches du presbytère.
André n'est pas équipé et reste ici au dépôt. Quant à moi, je pars ce soir ou demain pour une direction inconnue. Le moment du départ sera encore une nouvelle déception, car nous aurions été bien heureux de rester ensemble. Enfin, l'heure des épreuves est venue, et une de plus, une de moins, peu importe.
Ne te tourmente pas, ma chère petite femme, pas plus du reste que cette pauvre mère ; embrassez bien mes petiots pour moi et dites-leur qu'ils vous le rendent. Pensez souvent à nous, qui pensons souvent à vous, et surtout soyez fortes, ne vous tourmentez pas inutilement.
Allons, au revoir, ma chère petite femme, ne te décourage pas... Allons, courage et ne désespérons pas.
Quand aurai-je de tes nouvelles ? Quand et où me parviendront-elles ? Voilà le plus dur.

 

12 novembre 1914 [jour de la mort d'Auguste Jaud]

Depuis ce matin 5 heures, j'ai repris les avant-postes, c'est une navette continuelle : 3 jours d'avant-postes, 1 jour de garde aux issues et l'on recommence. Actuellement, les Allemands montrent moins d'activité et ils sont économes en munitions. Commencent-ils à se lasser ? Nous l'espérons sans trop oser y croire. Il en est de même du bruit, que nous soyons relevés et remplacés par des troupes de l'armée. Je t'avoue que pour ma part je n'y crois pas et n'y compte pas. Mes peines, mes fatigues, mes souffrances augmenteraient encore que je ne m'en plaindrais pas. Je les offre à Notre Bon Maître pour le salut et la délivrance de notre cher pays. Combien je pense à vous tous, et combien j'aspire au retour.
Quand me retrouverai-je auprès de tous les êtres aimés, auprès de mes tout-petits dont j'aimais si peu à me séparer. Ces bons moments reviendront, et combien nous les apprécierons davantage !

 

 

1er juillet 1915

Ma lettre va t'apporter un petit espoir. Vu la fatigue et l'état sanitaire du régiment, le Colonel a enfin obtenu que l'on nous mette au repos, compagnie par compagnie. Nous irons donc huit jours au repos complet dans des péniches aménagées spécialement sur la Meuse.
Notre tour est fixé du 14 au 22 juillet. Voici mon intention. Je vais voir le Commandant de suite, puis le Colonel pour leur demander s'il ne me serait pas possible d'aller chez moi pendant ce repos pour y surveiller la marche de ma maison. Ceci n'est qu'un espoir, j'espère que le Colonel donnera un avis favorable. Ce sera certainement très dur et je ne m'illusionne pas à ce sujet.
Ne nous réjouissons pas trop car nous pourrions avoir une désillusion et j'hésitais à te faire part de ma combinaison. Néanmoins, espérons... Cette joie nous serait bien un peu due, depuis si longtemps que nous souffrons et que nous peinons. Je t'adresse ci-joint quelques photos prises par un ami. Ma tranchée avant et après l'éclatement d'un minenwerfer. Pour moi, j'avais tant de choses à voir et à faire que je n'ai pas songé à la prendre et puis, je n'en avais surtout pas le cœur.
J'ai reçu 16 paquets de linge que ma tante A... m'a envoyés. J'ai fait bien des heureux et je vais lui écrire pour la remercier. Rien de nouveau, je suis en bonne santé et je me remets petit à petit des émotions de l'ancien séjour. Mais il faut y retourner demain et j'appréhende un peu de revoir tous ces emplacements. Allons, je te quitte avec un petit espoir d'aller vous embrasser tous. Comme nous serions heureux ! Mais, mais, aurons-nous cette joie ?
Surtout ne t'impatiente pas, car il va falloir attendre encore de longs jours avant d'être fixés.

 

2 juillet 1915 [dernière lettre d'Alexandre]

Me voici de nouveau à mon poste. J'y suis revenu avec une certaine appréhension, à cause du triste souvenir que la dernière période m'a laissé. Ce matin, j'ai été avec mes hommes déposer une couronne de fleurs et une gerbe faite par nous, sur la tombe de mon petit sergent.
Hier, j'ai envoyé à ses pauvres parents son couteau et son assiette en aluminium (tout ce qui restait de ce qu'il avait sur lui). J'avais fait graver sur l'assiette par un de mes hommes "C... D..., sergent 362e d'Infanterie, 19e Compagnie, mort au Champ d'Honneur, le 26 juin 1915", ainsi qu'une branche d'églantines. Pauvres gens, s'ils savaient dans quel état il était, leur pauvre enfant !
Je n'ai pas encore vu le Commandant au sujet de ce que je t'ai dit hier, mais j'ai bien peur que cela soit très difficile. Enfin, espérons.

 

http://etienne.jacqueau.free.fr/Temoignage.htm

 

 

  

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