My Luong, le 22 février 1886

 

Chers parents,

 

Je vous écris deux mots pour vous donner de mes nouvelles. Il y a déjà longtemps que j'ai reçu des vôtres. J'espère en recevoir par le prochain courrier. J'ai bien reçu tout ce que vous m'avez envoyé. J'ai envoyé les derniers journaux à Zacharie qui est à Hanoi…

Je crois vous avoir dit sur la dernière lettre que je vous ai écrit, qui était datée du 21 ou 22 novembre, pagode des mandarins (Sontay), que je m'attendais à partir.

En effet, je partais le 24 pour un poste inconnu, My Luong, où j'arrivais le 26. En arrivant, j'ai eu une place que je m'attendais certainement pas à avoir. Il y en avait beaucoup qui la désiraient.

Il fallait un garde magasin d'administration : on m'a offert la place que j'ai acceptée avec plaisir. Je ne fais aucun service. J'ai 50 centimes par jour d'indemnité, ce qui ne m'empêche pas de toucher mon prêt de 4 francs 50 tous les 10 jours.
J'ai à boire autant que je veux, mais la boisson ne me dérange pas, et si j'ai eu cette place, c'est parce que on avait confiance en moi. Je suis avec un officier qui veut du sérieux ! Eh bien, on est sérieux !!

Je suis moitié civil. Personne ne me dit rien. Une fois ma distribution finie et mon magasin en ordre, j'ai plus rien à faire qu'à me promener. Malheureusement, il y a pas grand chose à voir.
Ces jours derniers cependant, My Luong était assez gai : il y avait une fête au souvenir des survivants qui, il y a un an, s'étaient battus à Lang Son. On avait fait venir d'Hanoi bon nombre de lanternes vénitiennes, tout était illuminé.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Lang Son / village et camp des tirailleurs tonkinois

 

 

L'interprète, qui est un type qu'on peut appeler dégourdi, avait fait venir une quinzaine d'acteurs annamites qui nous ont bien amusés. On se tordait !
La séance s'est terminée vers une heure du matin. Tout le monde commençait à en avoir assez. Comme partout les pays, ils nous avaient plus donné à rire qu'à dîner. Mais comme on avait bien dîné le soir, on était pas à plaindre.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Hanoi / la rieuse aux dents noires (1908)

 

 

Parlons d'autre chose : je peux donc vous dire que je suis de la classe (1). La classe 1880 vient de partir. Bellion, dont je vous avais parlé, qui est de Saint-Jouin sous Châtillon, est venu me voir hier. Il m'a dit qu'il irait vous voir. Ils s'attendent partir dans les premiers jours de mars. Ils arriveront donc en France au commencement de mai.

Lorsque vous m'écrirez, vous me direz où sont partis les jeunes soldats, le nom des conscrits de cette année, ce qu'on dit du Tonkin, comment va le commerce, ce qu'il y a de nouveau au pays...

Je vous écrirai d'ici peu.
Je ne vois plus rien à vous dire qui puisse vous intéresser.

Je suis toujours en bonne santé. J'espère que ma présente vous trouvera de même.

Votre fils et frère qui vous aime et vous embrasse.

Baudry Valentin, 1er régiment de tirailleurs, 4e bataillon, 2e compagnie, 1er régiment de marche, Tonkin

Les bruits courent qu'on va retourner en Afrique. On dit qu'on s'est révolté, c'est pas possible !

J'oubliais de vous dire que j'ai un joli petit chien.

 

(1) comprendre : la prochaine classe à partir (classe = classe d'âge, d'où : je ne vais pas tarder à être libéré du service)

 

 

Frontière sino-annamite / transport en brouette

  

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