Il y a environ 2 mois que je vous ai écrit la
dernière lettre datée de Bac Hat. J'espère que
vous l'aurez reçue. Depuis ce temps-là, le temps doit
vous avoir semblé long, surtout vous disant que je partais en
colonne.
La colonne s'est formée à Bac
Hat. Il y a eu beaucoup de retard à cause d'une triste maladie
: le choléra, qui était parmi les troupes. Les premiers
atteints ont été des zouaves venant d'Hanoi. Ensuite,
l'artillerie, puis les tirailleurs enfin. Dans tous les corps de
troupes, il y a eu des cas.
Il y avait déjà plusieurs jours
que le général commandant la 1ère brigade
(Jamaïs) était arrivé à Bac Hat, lorsque
son neveu, officier d'ordonnance, est mort. Aussitôt, le
général a demandé à partir.
Nous autres, nous avions déjà quitté Bac Hat
à cause de plusieurs cas qu'il y avait eus dans la compagnie.
Je ne vous raconte pas beaucoup de choses qui se sont passées,
ça serait trop long et trop triste !…
Nous nous sommes embarqués à Bac
Hat le 11 octobre sur la canonnière Le Jacquin. Nous avons
débarqué le 12 et jusqu'au 24, impossible de dire ce
que nous avons souffert. Il y avait des jours où on
était trempés depuis le matin jusqu'au soir, en dessus
par la pluie et en dessous par la sueur. On avait des sacs qui
étaient lourds : 20 paquets de cartouches plus 6 jours de
vivres de réserve. Il y avait des jours où on passait
plus de 10 fois dans l'eau et jusqu'à la ceinture. Je crois
cependant que nous avons été plus que l'artillerie en
marchant dans les rizières (1). Souvent, les mulets
chargés avec les canons et les munitions tombaient. Il fallait
les relever. C'était pas une vie…
repiquage du riz, près de Lang Son
"lam mua" = "travailler dans les rizières"
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travail
dans les rizières
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Pendant la colonne, j'ai fait connaissance de 2
artilleurs de Cholet : Jadeau et Faligant, ils sont au 13e
d'artillerie. Avant de venir au Tonkin, ils étaient à
Vincennes. J'ai aussi vu Chenouard, Papiau et Barbault en route.
Lorsque l'on se trouvait, on se disait : "On fera l'appel
là-bas, et il faudra qu'il manque personne !". Là-bas,
en parlant de Tan Maï...
Deux mots sur ce Tan Maï (2) : c'est un grand
village où s'était réfugié, il y plus
d'un an, un grand nombre de pirates et pavillons noirs. C'est eux
qui, pendant les quelques mois qu'on est resté à Bac
Hat, nous ont si souvent occasionné des reconnaissances. C'est
eux qui saccageaient tout le pays. Enfin, c'est là que le 1er
Zouaves avait laissé tant d'hommes et s'en était
retourné vaincu.
Aussi, pour ce Tan Maï, on le croyait, sinon pas imprenable,
mais très difficile à prendre. On avait pris les plus
grandes précautions. On avait formé des colonnes de
tous les côtés, de manière à pouvoir les
cerner. La colonne Mourland était partie d'Hong Hoa, la
colonne Munier était partie de Bac Hat en suivant le Fleuve
Rouge, la colonne Jamaïs était également partie de
Bac Hat en suivant la Rivière Claire. De tous les
côtés, il y avait des troupes.
Le 23 octobre, on arrivait donc sur les
mamelons qui dominent Tan Maï. Deux forts où
étaient plantés des pavillons se trouvaient devant
nous. On fait avancer une compagnie, et on fait faire des feux de
section. Plusieurs sont blessés ; on fait faire demi-tour pour
se cacher un peu et attendre l'artillerie. Il était vers deux
heures de l'après-midi, l'artillerie n'arrivait pas…
Tout d'un coup, on entend : "Boum !" Il y en a
qui disent : "Tiens, une mine !". On disait que tous les environs
étaient minés. Ce bruit se répète encore,
si bien qu'on apprend que c'était la colonne Munier qui
bombardait avec des pièces de 95. Après avoir attendu
assez longtemps, notre artillerie arrivait, mais il était
tard. On a tiré quelques coups de canon sur les forts, et
l'ordre a été donné d'attendre au
lendemain.
Le lendemain matin, on ne voyait plus tous ces
pavillons qui la veille étaient plantés sur les forts.
On s'aperçut qu'ils étaient évacués.
Mais, malgré ça, on prend les plus grandes
précautions. On fait passer notre compagnie dans un bas-fond
dans des rizières, dans l'eau jusqu'à la ceinture.
On avançait toujours, on ne voyait rien,
tout était déployé. Une compagnie se dirigeait
sur un fort, l'autre sur l'autre : ça marchait. Nous autres
étant sortis des rizières, on rentre dans un bois qu'il
y avait là, puis on trouve un espèce de route
(3).
Là, on trouve le général
qui nous dit : "Suivez cette route, c'est la route de Tan Maï."
Il y avait pas bien loin. On arrive : tout était
barricadé, mais on avait des haches, et barricades et bambous
ont bientôt été enlevés. En rentrant, on
trouve un troupeau de bœufs. Bon, on marche, on marche. Enfin, on
arrive sur une place où il y avait deux grandes pagodes.
Là, on nous fait arrêter et on
envoie des hommes voir plus loin si il y avait rien. Mais la colonne
Mourland tirait toujours : ils ne savaient encore pas qu'on
était rentrés. On s'empresse de mettre le drapeau sur
la pagode, et après ça on craignait plus rien.
On fait mettre sac à terre, et fallait
voir tout ça courir à droite et à gauche : les
uns couraient après les poules, les autres après les
cochons, l'autre fouillait dans les cagnas, les coolies et les
tirailleurs annamites cherchaient les chiens. Jamais j'ai vu de
tableau semblable ! Quand j'y pense, j'en rigole encore…
Moi je demandais qu'une chose : des piastres,
des lingots ou bien une arme quelconque comme souvenir de la prise de
Tan Maï. Tout en cherchant, je trouve une cagna remplie d'armes
et de munitions. Mais j'étais pas le premier, si bien que je
trouvais rien qui puisse me satisfaire. Il y avait des fusils de
toutes espèces, des piques, des lances. On retrouvait encore
des paquets de cartouches que les zouaves avaient laissés, des
sacs, des gibernes, des pantalons, mais des hommes, on en trouvait
plus !
Enfin, au bout de je ne sais combien de temps,
je reviens, chargé de pavillons, d'habits annamites, de poules
et de canards. Je coupe le cou à ces derniers, et je mets mon
butin à côté de mon sac. Il y avait presque plus
personne, tout le monde était à faire sa visite aux
cagnas.
Bref, je rencontre un camarade qui me dit :
"Descendons en bas, personne y a été."
Nous voilà partis de cagna en cagna, brisant toutes les
caisses où on pensait qu'il y avait quelque chose de
précieux. Dans une autre, la terre avait été
remuée. Il fallait voir ce qui y avait été
déposé ! Je crois que j'ai jamais tant travaillé
comme ce jour-là.
N'oubliez pas que tout ce que je vous raconte
là est vrai.
On arrive dans une cagna, il y avait pas moyen d'y entrer : tout
était fermé. On se dit : "Il y a peut-être
quelque chose là-dedans !"
Eh bien, à coups de pied, on a fait sauter une porte qui
était solide, vous pouvez le croire ! On marche encore assez
longtemps, à droite et à gauche, si bien qu'à la
fin on ne savait plus où on se trouvait, lorsque on voit la
colonne Mourland qui arrivait. On fait demi-tour, et on arrive enfin
sur la place avec des caisses pleines de poules et beaucoup
d'articles annamites.
En arrivant, on voit le colonel Mourland qui
arrivait avec sa colonne, le général en chef de Conrey,
avec tout son état-major. Il y avait du monde ! On a eu le
pillage toute la journée. On y est resté deux jours et
vous pouvez croire que l'on a fait bonne chère ! Ça
nous faisait oublier ce que nous avions souffert les jours
précédents…
Nous avons pris très peu de pirates.
Beaucoup étaient partis quelques jours auparavant, et les
autres s'étaient sauvés pendant la nuit du 23 au
24…
De Tan Maï, on nous envoie à
Sontay. On voulait pas nous renvoyer à Bac Hat : le
choléra y était toujours. On reste trois jours à
Sontay, l'ordre arrive de partir pour Hanoi. On embarque sur la
canonnière l'Eclair. Il y avait deux jours qu'on était
à Hanoi, on nous envoie en reconnaissance. Au bout de quatre
jours, on était de retour. On reste encore deux jours à
Hanoi et on nous renvoie à Sontay, mais cette fois à
pied !
Sontay / barrage près de Tong pour
l'élévation de l'eau dans les rizières
(1907)
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Sontay /
casernes de l'infanterie coloniale
et camp des tirailleurs tonkinois
Sontay / camp d'aviation à
Tong
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Arrivés à Sontay, on nous envoie
occuper une pagode (pagode des mandarins), où nous sommes
maintenant. Il nous est impossible de rester tranquille et on en a
pour jusqu'au mois d'avril. On dit qu'il vient des troupes pour
relever la classe 80 qui attend avec impatience sa mise en
liberté. On dit que le 2e bataillon du 1er tirailleurs
algériens (mon ancien bataillon) est embarqué du 9 avec
19 officiers et 720 hommes.
Je ne sais pas si c'est vrai : au Tonkin, on sait guère ce qui
se passe en France, et en France on sait guère ce qui se passe
au Tonkin. Je ne vous en parle pas davantage…
Sontay / la pagode
des mandarins, d'où écrit Valentin
Il y a un nommé Bellion qui est aussi
tirailleur. Il est de Châtillon, il connaît très
bien Cholet. Il m'a même dit qu'il connaissait papa. Comme il
est de la classe, il va probablement s'en retourner bientôt. Il
m'a dit qu'il irait à Cholet. Tâchez donc de le voir. Il
était à la colonne avec moi...
J'ai reçu votre lettre datée du
13 septembre, étant à Hanoi. Inutile de dire si c'est
avec plaisir que j'ai reçu l'argent que vous m'avez
envoyé. J'en avais cependant toujours eu un peu. Je vous
remercie donc beaucoup d'avoir pensé en moi.
J'ai profité de mon passage à
Hanoi pour faire arranger ma montre.
Lorsque vous me ferez réponse, vous me
direz ce qu'il y a de nouveau au pays, comment va le commerce. En ce
moment, les annamites coupent le riz. La canne à sucre est
ramassée.
Sontay / la
récolte du riz, près de Tong (1913)
J'apprends en ce moment que nous partons dans 2
jours pour Miluong (4). Le bruit court aussi que nous quitterons le Tonkin au
mois d'avril.
Si cela pouvait être vrai, quelle chance !
Je suis toujours en bonne santé et
j'espère que ma présente vous trouvera de
même.
J'aurais bien d'autres choses vous à
dire, mais je commence à vous en avoir dit long et je vois que
je vous ennuie.
Lorsque vous m'écrirez, mettez toujours votre adresse à
la fin de la lettre.
En attendant l'heureux jour où je
pourrai vous retrouver, je suis toujours votre fils et frère
qui vous aime et vous embrasse.
BV, 1er T algériens, 4e B, 2e compagnie,
1er régiment de marche, Tonkin
Corps expéditionnaire du Tonkin
(1) sans doute : nous avons
été plus gâtés que l’artillerie à
marcher dans les rizières
(2) Tan Moï ou Tan Maï (Valentin
l'écrit des 2 façons) se trouve sur l'une des routes
par lesquelles les Chinois descendent de Langson pour menacer le
delta du Fleuve Rouge (voir la carte du Tonkin de
Valentin)
(3) au masculin, dans le texte
(4) dans le texte / voir la prochaine
lettre
la
citadelle de Sontay
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la porte
est de la citadelle
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la porte sud dans la
citadelle de Sontay, et les collines de Tong
pagode à
l'intérieur de la citadelle
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l'entrée de
la citadelle
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la
sortie de la citadelle de Sontay
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retour
accueil
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lettre
précédente
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lettre
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