Sontay, pagode des mandarins, le 21 novembre 1885

 

Mes chers parents,

 

Il y a environ 2 mois que je vous ai écrit la dernière lettre datée de Bac Hat. J'espère que vous l'aurez reçue. Depuis ce temps-là, le temps doit vous avoir semblé long, surtout vous disant que je partais en colonne.

La colonne s'est formée à Bac Hat. Il y a eu beaucoup de retard à cause d'une triste maladie : le choléra, qui était parmi les troupes. Les premiers atteints ont été des zouaves venant d'Hanoi. Ensuite, l'artillerie, puis les tirailleurs enfin. Dans tous les corps de troupes, il y a eu des cas.

Il y avait déjà plusieurs jours que le général commandant la 1ère brigade (Jamaïs) était arrivé à Bac Hat, lorsque son neveu, officier d'ordonnance, est mort. Aussitôt, le général a demandé à partir.
Nous autres, nous avions déjà quitté Bac Hat à cause de plusieurs cas qu'il y avait eus dans la compagnie. Je ne vous raconte pas beaucoup de choses qui se sont passées, ça serait trop long et trop triste !…

Nous nous sommes embarqués à Bac Hat le 11 octobre sur la canonnière Le Jacquin. Nous avons débarqué le 12 et jusqu'au 24, impossible de dire ce que nous avons souffert. Il y avait des jours où on était trempés depuis le matin jusqu'au soir, en dessus par la pluie et en dessous par la sueur. On avait des sacs qui étaient lourds : 20 paquets de cartouches plus 6 jours de vivres de réserve. Il y avait des jours où on passait plus de 10 fois dans l'eau et jusqu'à la ceinture. Je crois cependant que nous avons été plus que l'artillerie en marchant dans les rizières (1). Souvent, les mulets chargés avec les canons et les munitions tombaient. Il fallait les relever. C'était pas une vie…

 

 repiquage du riz, près de Lang Son
"lam mua" = "travailler dans les rizières"

 

travail dans les rizières

 

Pendant la colonne, j'ai fait connaissance de 2 artilleurs de Cholet : Jadeau et Faligant, ils sont au 13e d'artillerie. Avant de venir au Tonkin, ils étaient à Vincennes. J'ai aussi vu Chenouard, Papiau et Barbault en route. Lorsque l'on se trouvait, on se disait : "On fera l'appel là-bas, et il faudra qu'il manque personne !". Là-bas, en parlant de Tan Maï...

Deux mots sur ce Tan Maï (2) : c'est un grand village où s'était réfugié, il y plus d'un an, un grand nombre de pirates et pavillons noirs. C'est eux qui, pendant les quelques mois qu'on est resté à Bac Hat, nous ont si souvent occasionné des reconnaissances. C'est eux qui saccageaient tout le pays. Enfin, c'est là que le 1er Zouaves avait laissé tant d'hommes et s'en était retourné vaincu.
Aussi, pour ce Tan Maï, on le croyait, sinon pas imprenable, mais très difficile à prendre. On avait pris les plus grandes précautions. On avait formé des colonnes de tous les côtés, de manière à pouvoir les cerner. La colonne Mourland était partie d'Hong Hoa, la colonne Munier était partie de Bac Hat en suivant le Fleuve Rouge, la colonne Jamaïs était également partie de Bac Hat en suivant la Rivière Claire. De tous les côtés, il y avait des troupes.

Le 23 octobre, on arrivait donc sur les mamelons qui dominent Tan Maï. Deux forts où étaient plantés des pavillons se trouvaient devant nous. On fait avancer une compagnie, et on fait faire des feux de section. Plusieurs sont blessés ; on fait faire demi-tour pour se cacher un peu et attendre l'artillerie. Il était vers deux heures de l'après-midi, l'artillerie n'arrivait pas…

Tout d'un coup, on entend : "Boum !" Il y en a qui disent : "Tiens, une mine !". On disait que tous les environs étaient minés. Ce bruit se répète encore, si bien qu'on apprend que c'était la colonne Munier qui bombardait avec des pièces de 95. Après avoir attendu assez longtemps, notre artillerie arrivait, mais il était tard. On a tiré quelques coups de canon sur les forts, et l'ordre a été donné d'attendre au lendemain.

Le lendemain matin, on ne voyait plus tous ces pavillons qui la veille étaient plantés sur les forts. On s'aperçut qu'ils étaient évacués. Mais, malgré ça, on prend les plus grandes précautions. On fait passer notre compagnie dans un bas-fond dans des rizières, dans l'eau jusqu'à la ceinture.

On avançait toujours, on ne voyait rien, tout était déployé. Une compagnie se dirigeait sur un fort, l'autre sur l'autre : ça marchait. Nous autres étant sortis des rizières, on rentre dans un bois qu'il y avait là, puis on trouve un espèce de route (3).

Là, on trouve le général qui nous dit : "Suivez cette route, c'est la route de Tan Maï." Il y avait pas bien loin. On arrive : tout était barricadé, mais on avait des haches, et barricades et bambous ont bientôt été enlevés. En rentrant, on trouve un troupeau de bœufs. Bon, on marche, on marche. Enfin, on arrive sur une place où il y avait deux grandes pagodes.

Là, on nous fait arrêter et on envoie des hommes voir plus loin si il y avait rien. Mais la colonne Mourland tirait toujours : ils ne savaient encore pas qu'on était rentrés. On s'empresse de mettre le drapeau sur la pagode, et après ça on craignait plus rien.

On fait mettre sac à terre, et fallait voir tout ça courir à droite et à gauche : les uns couraient après les poules, les autres après les cochons, l'autre fouillait dans les cagnas, les coolies et les tirailleurs annamites cherchaient les chiens. Jamais j'ai vu de tableau semblable ! Quand j'y pense, j'en rigole encore…

Moi je demandais qu'une chose : des piastres, des lingots ou bien une arme quelconque comme souvenir de la prise de Tan Maï. Tout en cherchant, je trouve une cagna remplie d'armes et de munitions. Mais j'étais pas le premier, si bien que je trouvais rien qui puisse me satisfaire. Il y avait des fusils de toutes espèces, des piques, des lances. On retrouvait encore des paquets de cartouches que les zouaves avaient laissés, des sacs, des gibernes, des pantalons, mais des hommes, on en trouvait plus !

Enfin, au bout de je ne sais combien de temps, je reviens, chargé de pavillons, d'habits annamites, de poules et de canards. Je coupe le cou à ces derniers, et je mets mon butin à côté de mon sac. Il y avait presque plus personne, tout le monde était à faire sa visite aux cagnas.

Bref, je rencontre un camarade qui me dit : "Descendons en bas, personne y a été."
Nous voilà partis de cagna en cagna, brisant toutes les caisses où on pensait qu'il y avait quelque chose de précieux. Dans une autre, la terre avait été remuée. Il fallait voir ce qui y avait été déposé ! Je crois que j'ai jamais tant travaillé comme ce jour-là.

N'oubliez pas que tout ce que je vous raconte là est vrai.
On arrive dans une cagna, il y avait pas moyen d'y entrer : tout était fermé. On se dit : "Il y a peut-être quelque chose là-dedans !"
Eh bien, à coups de pied, on a fait sauter une porte qui était solide, vous pouvez le croire ! On marche encore assez longtemps, à droite et à gauche, si bien qu'à la fin on ne savait plus où on se trouvait, lorsque on voit la colonne Mourland qui arrivait. On fait demi-tour, et on arrive enfin sur la place avec des caisses pleines de poules et beaucoup d'articles annamites.

En arrivant, on voit le colonel Mourland qui arrivait avec sa colonne, le général en chef de Conrey, avec tout son état-major. Il y avait du monde ! On a eu le pillage toute la journée. On y est resté deux jours et vous pouvez croire que l'on a fait bonne chère ! Ça nous faisait oublier ce que nous avions souffert les jours précédents…

Nous avons pris très peu de pirates. Beaucoup étaient partis quelques jours auparavant, et les autres s'étaient sauvés pendant la nuit du 23 au 24…

De Tan Maï, on nous envoie à Sontay. On voulait pas nous renvoyer à Bac Hat : le choléra y était toujours. On reste trois jours à Sontay, l'ordre arrive de partir pour Hanoi. On embarque sur la canonnière l'Eclair. Il y avait deux jours qu'on était à Hanoi, on nous envoie en reconnaissance. Au bout de quatre jours, on était de retour. On reste encore deux jours à Hanoi et on nous renvoie à Sontay, mais cette fois à pied !

 

 Sontay / barrage près de Tong pour l'élévation de l'eau dans les rizières (1907)

Sontay / casernes de l'infanterie coloniale
et camp des tirailleurs tonkinois

 

 Sontay / camp d'aviation à Tong

 

Arrivés à Sontay, on nous envoie occuper une pagode (pagode des mandarins), où nous sommes maintenant. Il nous est impossible de rester tranquille et on en a pour jusqu'au mois d'avril. On dit qu'il vient des troupes pour relever la classe 80 qui attend avec impatience sa mise en liberté. On dit que le 2e bataillon du 1er tirailleurs algériens (mon ancien bataillon) est embarqué du 9 avec 19 officiers et 720 hommes.
Je ne sais pas si c'est vrai : au Tonkin, on sait guère ce qui se passe en France, et en France on sait guère ce qui se passe au Tonkin. Je ne vous en parle pas davantage…

 

Sontay / la pagode des mandarins, d'où écrit Valentin

 

Il y a un nommé Bellion qui est aussi tirailleur. Il est de Châtillon, il connaît très bien Cholet. Il m'a même dit qu'il connaissait papa. Comme il est de la classe, il va probablement s'en retourner bientôt. Il m'a dit qu'il irait à Cholet. Tâchez donc de le voir. Il était à la colonne avec moi...

J'ai reçu votre lettre datée du 13 septembre, étant à Hanoi. Inutile de dire si c'est avec plaisir que j'ai reçu l'argent que vous m'avez envoyé. J'en avais cependant toujours eu un peu. Je vous remercie donc beaucoup d'avoir pensé en moi.

J'ai profité de mon passage à Hanoi pour faire arranger ma montre.

Lorsque vous me ferez réponse, vous me direz ce qu'il y a de nouveau au pays, comment va le commerce. En ce moment, les annamites coupent le riz. La canne à sucre est ramassée.

 

Sontay / la récolte du riz, près de Tong (1913)

 

J'apprends en ce moment que nous partons dans 2 jours pour Miluong (4). Le bruit court aussi que nous quitterons le Tonkin au mois d'avril.
Si cela pouvait être vrai, quelle chance !

Je suis toujours en bonne santé et j'espère que ma présente vous trouvera de même.

J'aurais bien d'autres choses vous à dire, mais je commence à vous en avoir dit long et je vois que je vous ennuie.
Lorsque vous m'écrirez, mettez toujours votre adresse à la fin de la lettre.

En attendant l'heureux jour où je pourrai vous retrouver, je suis toujours votre fils et frère qui vous aime et vous embrasse.

BV, 1er T algériens, 4e B, 2e compagnie, 1er régiment de marche, Tonkin
Corps expéditionnaire du Tonkin

 

(1) sans doute : nous avons été plus gâtés que l’artillerie à marcher dans les rizières

(2) Tan Moï ou Tan Maï (Valentin l'écrit des 2 façons) se trouve sur l'une des routes par lesquelles les Chinois descendent de Langson pour menacer le delta du Fleuve Rouge (voir la carte du Tonkin de Valentin)

(3) au masculin, dans le texte

(4) dans le texte / voir la prochaine lettre

 

 

la citadelle de Sontay

la porte est de la citadelle

 

 

 

la porte sud dans la citadelle de Sontay, et les collines de Tong

 

 

pagode à l'intérieur de la citadelle

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

l'entrée de la citadelle

 

 

 

 

 

 

 

la sortie de la citadelle de Sontay

 

 

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