"A mi-chemin" entre la
fin du XIXe siècle de Valentin et notre début de XXIe,
voici quelques lignes sur l'Algérie des années 30, vues
par un enfant :
(...) Lannée
où ils se marièrent, en 1932, mon père fut
muté en Algérie, à Aumale, un village à
quarante kilomètres dAlger. A cette époque, les
légendes les plus folles circulaient sur lAlgérie
et les Arabes, dont on avait entendu parler à travers les
expéditions du général Bugeaud et les messages
du maréchal Lyautey. Le pays était à la fois
attirant, mystérieux, angoissant, et ce mélange
dexil et daventure dut être très excitant
pour mes parents. Ma grand-mère sinquiétait
quelque peu du danger que courait sa fille en plein désert, au
milieu des sauvages, mais la présence du bel officier, sabre
au clair, prêt à la défendre contre les
moustiques et les Kabyles la rassura
définitivement.
Mes parents embarquèrent
à Marseille, à bord du bateau le ViIle-dAlger, en
emportant dans leurs bagages leurs cadeaux de noces, en particulier
celui de mon grand-père maternel une traction avant, dernier
modèle des Citroën. La traversée dura une
journée entière et une nuit. Arrivés à
Aumale, ils sinstallèrent dans un appartement de
fonction, le plus petit et le plus incommode de la garnison
dartillerie coloniale, mon père étant le dernier
nommé. Ma mère aima immédiatement le climat et
la vie en Algérie. Ici, les odeurs étaient très
particulières : ce mélange de parfums dhuile
dolive, de tomate. de mandarine. dorange et
dépices, cette poussière sur les routes qui
nétaient pas goudronnées ; partout il y avait
cette tiédeur un peu moite qui encourageait naturellement
notre paresse. La vie était facile, lendroit
privilégié, ce fut une période
heureuse.
Je suis né le 30 mars
1933, pendant les grandes manoeuvres. En Algérie, le printemps
était tiède et doux, lair rempli de senteurs
lourdes et sucrées. Ma mère accoucha à la
caserne aidée du capitaine Poulin. Jétais
très laid, un véritable petit singe, avec une
tête en forme de poire recouverte de cheveux noirs. Mes parents
étaient tout de même fiers et contents davoir un
garçon. La mode étant aux prénoms
composés, ils mappelèrent Jean-Claude.
(...)
Enfant, jaimais les
costumes, les déguisements et les cérémonies
militaires : mon père sortait sa tenue de parade ; la musique,
les trompettes, les tambours résonnaient dans ma tête et
jétais emporté par les marches rythmées et
triomphales. Nous allions le voir lors des concours hippiques. Nous
frémissions quand il sautait les obstacles et
lapplaudissions poliment, les mains gantées de blanc. Je
revois encore, dans la tribune officielle, ma mère dans ses
robes vaporeuses, un chapeau de paille cassé sur loeil.
Puis la fanfare sinstallait dans le kiosque, et, droit comme un
piquet, je battais la mesure des airs que je connaissais par coeur.
(...)
Mon père, promu
capitaine, fut ensuite nommé à Blida, surnommée
"la Petite Rose" à cause de ses jardins. Nous habitions une
maison dans la cité Combredé. Les jolies villas
à un étage, toutes construites sur le même
modèle, possédaient chacune un petit jardin de roses,
une cour, une buanderie et un grand garage. Aux beaux jours, nous
partions pique-niquer en bande au bord de la mer. Mon père,
pantalon large en toile, chemise ouverte, conduisait avec
précaution la fameuse Citroën et ronchonnait à
cause du sable qui enrayait le moteur. (...)
Lhiver, lorsque nous
avions été sages, mes parents nous emmenaient au
ruisseau des Singes situé dans une petite vallée au
milieu de la montagne. Des centaines de petits singes à demi
sauvages vivaient là. Ils venaient à la rencontre des
visiteurs chercher à manger ou jouer avec eux, couraient et
sautaient dans tous les sens. Lendroit était pour nous
un véritable paradis. Hélas, pour atteindre cet
éden, il fallait parcourir une quarantaine de
kilomètres en voiture, ce qui représentait pour moi un
véritable enfer. Je subissais le supplice des virages et de
lodeur dessence. Les cahots me levaient le coeur et,
assis devant, la vitre entrouverte, jaspirais à pleins
poumons lair tiède pour essayer vainement de ne pas
être malade, mais à chaque arrêt je rendais
lâme. (...) Lorsque, enfin, nous arrivions au ruisseau
des Singes, cétait la libération, le bonheur.
Souvent, je repense à la phrase que mon père me
répétait : "Quand tu seras grand, que tu auras fini tes
études, tu feras ce que tu voudras, tu feras le singe", et je
revois cet endroit paradisiaque. (...)
Jean-Claude
Brialy
Le ruisseau des Singes
Pocket, chez Robert Laffont
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