Jeanne Héon-Canonne

Résistante saint-légeoise

 

Dans les années 1900, Louis Héon était un photographe très connu à Cholet. Son studio était situé au premier étage, sur la place en bas de l'avenue Gambetta, actuelle place Alexis Guérineau. Auteur de nombreux portraits de famille et de quelques cartes postales, ses sujets préférés étaient les églises et les chapelles. De nombreux Choletais ont eu la photo de leur enfant sur une peau de mouton (photo d'époque !) signée Louis Héon.

 

 

 

 

 

 

 

Louis Héon

 

deux demoiselles sourient au photographe

 

deux officiers du 77e Régiment d'Infanterie de Cholet posent avec leur sabre

 

A Saint Léger sous Cholet, dans les années 1910, il entreprit la construction d'une maison pour ses parents, maison que l'on peut voir encore actuellement près de la gare du Petit Anjou. C'est par la suite qu'il est venu l'habiter avec toute sa famille.

 

 

 

la maison agrandie - l'accès se faisait par l'actuel Passage de la Gare

 

la maison agrandie - l'accès se faisait par l'actuel Passage de la Gare

 

aquarelle de Sophie Héon (2014)

 

Des personnes âgées de Saint Léger ont connu cette nombreuse famille et ses sentiments religieux, ce qui pourrait expliquer la petite niche abritant une statuette de saint Christophe au pignon de leur maison.
Le saint Christophe, patron des voyageurs : quelque rapport avec la gare du Petit Anjou toute proche ?

 

 

Jeanne, notre héroïne et Résistante, est née en 1906. Après sa scolarité à Saint Léger, c'est à Angers qu'elle poursuivit ses études pour devenir médecin. Elle y rencontra Michel Canonne, lui aussi étudiant en médecine, qui deviendra son mari en 1934. Les années suivantes, ils ouvrent un cabinet médical dans le quartier de la gare d'Angers, et Michel devient médecin des cheminots.

 

tout à fait à gauche, Michel Canonne et Jeanne Héon-Canonne

 

Pendant la guerre, tout en exerçant leur activité médicale, ils entrent en résistance contre l'occupant. Avec les cheminots de "Résistance Fer", ils contrecarrent la logistique, de l'ennemi, de déportation par le rail. Ils organisent des filières d'évasion et, comme médecins, ils empêchent les départs de jeunes gens vers le travail obligatoire en Allemagne (STO) en réalisant de faux certificats.

A la suite d'une dénonciation, ils sont arrêtés tous les deux à leur domicile le 20 juin 1944, puis emprisonnés au Pré-Pigeon. Après un mois d'interrogatoires et de tortures, Michel quitte Angers pour la déportation dans la nuit du 20 au 21 juillet 1944. Quant à Jeanne, ayant subi elle-même la torture et les privations, elle quitte Angers le 6 août par le dernier convoi de déportés, alors que les armées américaines sont aux portes de la ville.

Après de nombreuses péripéties, Jeanne parviendra à s'évader lors d'un arrêt du train en gare de La Ville-aux-Dames, près de Tours. Par la suite, Jeanne relatera cette période dans un récit émouvant, présenté sous forme de journal. Elle y décrit son calvaire depuis son arrestation, son évasion et son retour vers Angers. Plus de 100 km parcourus le plus souvent à pied, sans manger, à travers les troupes ennemies en déroute, jusqu'au moment où elle retrouve enfin ses trois enfants Danielle, François et Annette, sains et saufs.

Elle retrouvera sa maison vide et dévastée, et recommencera tout de suite à travailler pour subvenir aux besoins de la famille. Elle reste sans nouvelles de son mari, Michel, qui ne sera libéré qu'en mai 1945. Cinq semaines après son retour, il décèdera le 5 juin 1945 des suites de sa déportation à Buchenwald.

Une première édition de son récit est parue en 1951 sous le titre "Devant la mort", avec une préface d'Albert Camus. Ensuite, plusieurs rééditions paraîtront sous le titre "Les homme blessés à mort crient" en 1953, 1966 et 2014, toujours en vente en librairie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

On ne peut rester insensible à la lecture de ce récit, poignant et émouvant, témoignage d'une volonté et d'un courage exceptionnels.

Jeanne sera décorée de la Médaille de la Résistance et de la Croix de guerre, Michel décoré à titre posthume de la Légion d'Honneur, la Croix de Guerre et la Médaille de la Résistance. C'est son fils François, âgé de 7 ans, qui recevra ses médailles. A Angers, une rue située près de la gare porte leurs noms.

 

à Angers, la Rue des Docteurs Michel et Jeanne Canonne

 

La commune de Saint Léger, en donnant le nom de "Jeanne Héon-Canonne" à un square proche de sa maison, honore sa mémoire et rend hommage à une authentique résistante.

 

à Saint Léger, l'ancienne maison de Jeanne Héon, de nos jours
vue du Passage de la Gare, côté Allée des Bois

 

vue de la route de Cholet

 

vue du Passage de la Gare

 

Yves Meignan et Daniel Guyon - janvier 2016

 

 

 

 

 

Lettre d'Albert Camus à Mme Jeanne Héon-Canonne
préface du livre du Dr Jeanne Héon-Canonne "Devant la mort" - H. Siraudeau, Angers - 1951

 

 

Paris, juin 1951

 

Madame,

J'ai lu avec beaucoup d'émotion votre récit. Je n'ai pas besoin de vous dire que la vérité, quand elle a malheureusement ce visage-là, ne peut s'aborder ni se quitter sans la plus sincère des compassions. Si je me refuse à écrire la préface que vous me demandez, ce n'est pas seulement parce que, dans le principe, je n'écris pas de préfaces. C'est qu'en vérité il y a une sorte de malheur dont il est déjà difficile de bien parler quand on l'a soi-même éprouvé, mais qui devient inexprimable pour qui ne l'a pas partagé.

J'aurais cependant voulu répondre à ce que vous m'avez confié en me disant qu'il vous arrivait de douter, en face du monde où nous vivons, qu'un tel sacrifice fût justifié. Ce doute, après tout, accompagne tous les sacrifices qui, sans lui, resteraient d'aveugles immolations. Les êtres qui savent le prix de la vie, et ceux-là seuls, ont droit, par naissance, à la noblesse d'une mort risquée ou acceptée dans la lucidité. Il me semble bien que l'être, dont vous racontez la fin, étaient de ceux-là. Et si, un jour, comme vous le craignez, ses fils crient qu'ils eussent préféré un père vivant à un héros mort, dites-leur seulement que lui aussi eût préféré vivre pour eux, et pour lui-même, et qu'il faut à un homme, pour accepter la douleur du corps et l'agonie, de bien terribles raisons. Ces raisons précisément tiennent en partie à l'amour des siens. On peut bien risquer de ne plus jouir soi-même de cet amour s'il s'agit d'épargner à ceux qu'on aime la dégradation définitive qui se trouve dans la servitude. Et puis, il faut dire, parce que cela est vrai, qu'on ne saurait aimer vraiment les autres si l'on ne s'estime pas d'abord. Non au plus haut, mais au juste prix. Et quel est le prix de l'homme qui bouche ses oreilles aux cris de la victime et qui, devant le regard insoutenable de l'injustice, consent à baisser le front ?

Bien entendu, il y a dans tout sacrifice du hasard. Le choix qu'on fait d'une action ne suppose pas toujours une vue claire des conséquences de cette action. Pourtant, la différence est déjà grande entre ceux qui choisissent de risquer et ceux qui choisissent de se taire. Et parmi ceux qui risquent, entre ceux qui le font jusqu'au bout et d'autres qui renoncent ; et parmi ceux qui vont jusqu'à la consommation, entre les uns qui n'ont aucun motif de vivre et les autres qui, face aux plus hautes raisons de durer, entretiennent jusqu'à la fin la conscience déchirée du bonheur auquel ils renoncent et du devoir qui va les tuer. Ceux-là, et eux seuls, ont su racheter, jour après jour, l'immense déshonneur où nous survivons.

J'ai cru comprendre aussi que les ricanements qui entourent aujourd'hui tout ce qui touche à ce qu'on a appelé la Résistance vous paraissent autant de dérisions accumulées sur le souvenir de celui qui vous a quittée. Vous êtes de ceux qui n'ont jamais songé à tirer gloire ni bénéfice de leurs actes pendant l'Occupation et, pour une certaine classe d'hommes, cela va de soi. Mais que certains puissent en venir à vous faire douter de ces actes mêmes, c'est ce que je ne laisserai jamais dire. Je sais ce qu'il faut penser de ces écrivains et de ces hommes politiques qui nous insultent aujourd'hui avec intrépidité pour se donner à bon compte les airs de l'esprit libre et pour compenser un peu ce temps où ils piétinaient les victimes et philosophaient avec les bourreaux. Entre des hommes qui ont chanté et exploité, durant des années, la victoire emportée par d'autres sur leur propre pays, et ceux qui, comme vous, n'ont même pas pu supporter les privilèges d'une victoire payée par des sacrifices interminables, le choix n'est pas difficile et il n'est pas besoin de dire qui relève de la fidélité, qui du mépris.

Vous vous taisez, il est vrai, et ils parlent, remplissant les journaux et les salons de leurs intarissables justifications. Mais quoi de plus naturel, si on réfléchit ? Leur grand secret, que je puis vous dire, est qu'ils n'ont pas bonne conscience. Et comme il faut, pour recevoir de soi-même l'aveu de ses propres fautes, un caractère qui disparaît aujourd'hui, ils haïssent tout ce qui, de près ou de loin, vient leur rappeler que, dans une occasion au moins, le courage et la vérité n'ont pas été de leur côté. C'est ainsi qu'à chaque fois que vous rencontrerez de l'impatience, de la lassitude, ou le simple oubli devant cette tragédie que vous ne pouvez oublier puisqu'elle a été écrite dans votre chair, vous saurez qu'un hommage bien plus profond que toutes les pauvretés officielles vient d'être rendu à celui dont vous avez voulu raconter, une fois au moins, l'histoire.

Voilà ce que je souhaitais vous écrire et que vous pouvez ajouter si vous voulez à votre livre pour qu'il ne soit pas dit, ni par les vôtres, plus tard, ni aujourd'hui par nos pharisiens, qu'un de nos frères est mort, auprès de nous, vainement, et pour être oublié à jamais de ceux qui ont survécu.

Croyez, Madame, à mes sentiments respectueux.

Albert Camus

 

 

 

 

 

 

Quelques passages du début du livre de Jeanne Héon-Canonne

 

 

20 juin 1944, mardi

Je suis appelée vers 2h30 dans le bureau de mon mari. Je ne sais pourquoi, je descends inquiète (...) Dès la porte de son bureau, j'aperçois Michel, pâle, les mains au dos, assis devant la cheminée. Derrière lui un homme blond, revolver au poing. Près de la porte un deuxième individu, brun, qui se précipite sur moi, me saisit les mains, me met les menottes. Michel voit ma stupeur :
- Ne t'effraie pas. C'est la police allemande qui vient nous arrêter. Reste calme.

Je saurai plus tard que ces étrangers s'étaient présentés à la consultation. Le premier, se plaignant d'un violent mal de gorge, profita du moment où mon mari posait l'abaisse-langue pour lui prendre les poignets et les enchaîner :
- Police allemande ! (...)

Les représentants de la Gestapo donnent l'ordre aux malades d'évacuer la salle d'attente, puis nous font descendre dans la cour où ils ont amené notre voiture : la maison est déjà assiégée. Ils nous font monter : Michel derrière, avec I'un d'eux armé, le blond à type germain, moi, devant, avec l'autre qui est Espagnol et qui s'appelle Hermandez (j'apprendrai son nom beaucoup plus tard). La lumière m'éblouit. Il fait un temps radieux. Nous passons devant la "Pharmacie moderne". Le pharmacien, Lebeau, nous aperçoit et comprend... Ses préparateurs et lui nous font un signe d'amitié. Nous traversons la ville tenus en respect par l'individu qui est sur le siège arrière. Arrivés à la prison du Pré-Pigeon où sans doute ils ne sont pas connus, les valets de la Gestapo déclinent leur identité et montrent leurs papiers. L'officier allemand de service nous fait inscrire noms et prénoms sur un registre, puis, sans nous adresser la parole, nous retire sacs, portefeuilles et montres. Un soldat reçoit I'ordre de nous conduire dans l'enceinte. Nous le suivons. Michel est calme. Il me prend la main :
- Regarde, dit-il, ce qui est écrit sur les murs : "Toi qui entres ici, ne perds pas toute espérance."

Il se penche vers moi, m'embrasse longuement et ajoute :
- Reste calme. Aie confiance... Nous demeurons ensemble. Pense aux enfants, au petit Dominique.

Je suis enceinte de trois mois...
Sa main serre la mienne. On nous sépare brutalement.

Il peut être quatre heures. Je suis enfermée dans une cellule destinée aux condamnés à mort : c'est du moins ce que m'apprendront les inscriptions sur les murs, et, rapidement, la conversation de mes proches voisins. C'est une pièce du rez-de-chaussée de l'aile centrale, à droite en entrant. La cellule est tellement obscure qu'en plein midi je ne peux deviner la porte. Un froid humide me tombe sur les épaules. Au bout d'un certain temps, mes yeux se font à l'obscurité : je distingue la fenêtre, le sol est en terre battue. Pas de châlits, pas de paillasse, pas de couverture, seule une chaîne énorme rivée au mur. J'entends aller et venir les rats.

Je commence à réaliser ce qui m'est arrivé : une seule idée me fait atrocement souffrir : mes enfants... Ils vont être si malheureux !

Un long temps, puis un soldat tire les verrous. Il m'ordonne de le suivre au second étage, cellule 59. Une Fraulein, Fr. Renoir, 30 ans, blonde bien en chair, m'attend dans la pièce contiguë. Elle me fouille comme seule peut fouiller une femme débordante d'imagination et qui attend son salaire de ce qu'elle découvrira : elle sera déçue car je ne porte aucune pièce compromettante. Avec dépit elle m'arrache ma chaîne, ma médaille, mon crayon, mon stylo ; petits objets sans valeur mais qu'il faut avoir vu passer brusquement dans des mains sales pour en mesurer tout le prix... Elle s'acharne sur mon alliance et ma bague de fiançailles qu'elle ne peut enlever car j'ai intentionnellement fait gonfler mon doigt. Rageuse, elle abandonne la partie, jurant d'avoir cet anneau le lendemain, dût-elle me couper le doigt. Le soldat a assisté indifférent à cette scène extrêmement banale pour lui. De sa botte, il me pousse au 59 et referme la porte en maugréant.

La solitude et l'angoisse de cette première nuit sont atroces.

 

 

21 juin, mercredi

Au petit jour, je m'aperçois que la cellule est occupée : le rai de lumière qui filtre des barreaux a éveillé l'autre détenue mieux que n'a pu le faire mon entrée dans la nuit. Elle m'apprend qu'elle s'appelle Simone Berry, qu'elle est de Cheffes, condamnée pour avoir fabriqué de fausses cartes d'identité aux réfractaires. Elle croupit là depuis plusieurs mois. C'est une brave fille ; dès qu'elle me sait à jeun, elle me prie de prendre un bout de sa miche. Elle se plaint d'être à la limite de ses forces et ne comprend plus qu'avec peine ce qui se passe (...) Trois jours après, elle sera déportée avec toute sa famille et mourra à Ravensbrück.

Ma seconde cellule est claire ; elle possède une paillasse, une table et un tabouret – les deux fixés au mur – une cuvette, un broc, une gamelle mais pas de cuiller... Je devrai boire ma soupe : ce n'est pas grave.

9 heures - Bombardement sur Angers. D'après les habitués, c'est sur la gare. Le secteur n'était déjà plus que ruines au 2 mai. Dans quel état doit-il être aujourd'hui ? C'est mon quartier, j'y ai passé ma vie d'étudiante, si dure matériellement, mais si pleine de joies ! Là, j'ai réalisé ma vocation de médecin, j'ai connu mon mari (...) Dans ses jardins, Michel m'a dit : "Voulez-vous suivre avec moi le chemin du bonheur ?" Et maintenant, où en suis-je ? Notre maison est menacée comme notre bonheur lui-même et je songe à ces belles années pendant lesquelles nous avons été ensemble, si simplement heureux. Nous avions trois beaux enfants, une profession que nous aimions et dans laquelle on nous aimait. La guerre est venue et surtout l'Occupation. En 40, aidés d'une religieuse, nous avons organisé des évasions avec toutes nos ressources, avec tout notre cœur. Puis en 41, Michel était devenu médecin phtisiologue du S.T.O. [Service du Travail Obligatoire] pour qu'un minimum d'ouvriers seulement partent pour l'Allemagne. Lorsqu'il fut révoqué, au début de 43, nous avons donné notre adhésion et notre vie à la Résistance… à la France. Et ç'avait été à la gare la plus passionnante des aventures. Les cheminots avaient grande confiance en nous. Nous travaillions avec eux aux sabotages, aux transports d'armes, aux échanges de renseignements. Nous avons connu avec eux les jours d'angoisse, les hécatombes, mais aussi la joie d'une activité qui atteint son but. Aujourd'hui, beaucoup de camarades sont ici, occupant les cellules du Pré-Pigeon attenantes aux nôtres.

 

 

22 juin, jeudi

Un jour d'entretien avec Berry m'a appris ce que je dois savoir pour vivre cette nouvelle vie et m'a forcée à conclure qu'il faut réagir. Avant tout me méfier - on fera tout pour connaître mon passé - me méfier de cet œil derrière le judas qui permet à toute heure du jour de surveiller le détenu (je n'y pense jamais), me méfier du prisonnier qui sert la soupe, (...) des portes, des murs qui ont des oreilles, me méfier du voisin lui-même qui me vendra, le cas échéant, pour une écuelle de soupe ! Je me sens traquée ! Il faut accepter.

Ensuite et surtout, il faut ingurgiter la nourriture infecte et insuffisante (...) Voici 48 heures que je n'ai rien gardé de ce que j'ai absorbé. Je suis dans un état physique voisin de la prostration ; enceinte, je m'accommode mal, en outre, d'un sommeil perpétuellement troublé par l'irruption des gardiens. Depuis deux jours, le menu a été invariable :
Une louche de jus noir à sept heures
Une louche de jus de choux-fleurs non salés à onze heures
Une louche de jus noir à trois heures
Une louche de jus de choux à six heures.

A trois heures nous sont octroyés 300 grammes d'un pain infect qui moisit d'un jour à l'autre. Je suis effrayée de la rapidité avec laquelle je maigris. Je songe à mon pauvre Pitchoun et à la faim dont il doit souffrir. Je connais son appétit. Il pense bien sûr aux petites tartines qu'avec tant de soin je lui beurrais à chaque repas.

 

 

23 juin, vendredi

Ce matin, au signal du réveil, j'avais très envie de dormir. Toute la nuit, il m'a été impossible de perdre connaissance car j'habite à côté de la salle des interrogatoires. J'ai dû faire un effort très pénible pour me remettre debout. Je garderai longtemps la vision des barreaux coupant la vue au petit jour. A cette heure, les premières lueurs du soleil se détachent à droite de la lucarne et m'annoncent que le gardien va venir.

Je me lève, remue ma paillasse, plie ma couverture. Un homme passe, tire un verrou, et chaque jour met son oeil sur le judas : ce gestapiste est une brute qui ne perdra jamais une occasion de me rosser. Quelques instants après, un prisonnier allemand de droit commun, toujours accompagné d'un sous-officier, ouvre la porte. Je présente ma gamelle à l'entrée et reçois cet infect bouillon de frêne dont l'odeur seule me donne des nausées – je n'essaie plus de l'absorber, j'ai décidé que cette lavasse me servirait d'eau chaude pour ma toilette. Après avoir mangé quelques bouchées de pain doucement, pour que le plaisir dure plus longtemps, je fais avec grand soin mon ménage et ma toilette. C'est l'heure où les prisonnières françaises de droit commun se promènent dans les cours. La fin d'une messe tinte à l'église proche : je dis ma prière. Puis je prépare minutieusement mon plan de défense pour le jour où j'aurai à comparaître devant la Gestapo.

Au bout d'une heure, j'ai mal au crâne, je n'en puis plus d'angoisse et d'incertitude ; j'essaie de m'évader en récitant des vers susceptibles d'augmenter mon tonus ou des prières pouvant élever mon âme (...)

 

 

24 juin, samedi

11 heures – Inopinément, ma porte s'ouvre. Mon sang se retire de mes veines, je me mets au garde-à-vous, debout, face à la porte, au pied de ma paillasse. Ainsi le veut le règlement. Un civil a fait irruption, il me prie de le suivre. Il est brun, maussade, peut-être a-t-il 30 ans. Automatiquement j'emboîte le pas derrière lui. Nous traversons la galerie du second. Il m'introduit dans une salle où la comédie va commencer. Je n'ai plus de réflexes, je n'ai plus de salive. La salle de torture, avec laquelle je voudrais me familiariser, est là qui communique par une large baie avec la salle dans laquelle je suis interrogée. J'aperçois, en vrac sur la table, et l'on veut que nous les apercevions, les gourdins, les nerfs de bœuf, les presses thoraciques, les lampes à réflecteur... Un pauvre homme est devant une de ces lampes, les cheveux ébouriffés, l'expression hagarde ; il hurle des mots sans suite qui ont trait à une histoire de pont et de dynamite. C'est un Nantais. Une femme nue couchée sur le ventre, les jambes violacées, gémit pendant que le juge d'instruction vocifère. Les soldats frappent, cognent. Elle perd connaissance. Jusqu'à quand frapperont-ils ?

L'agent de la Gestapo s'assied devant moi, prend un dossier, le mien. Pourquoi ce dossier est-il déjà si gros ? Il décline mon identité et les faits essentiels de ma vie jusqu'à l'arrivée des Allemands. Je n'ai rien à dire, tous les renseignements sont exacts. Puis l'Allemand parle sur un ton mielleux qui sonne faux ; il me propose une cigarette : je refuse. Il en arrive au fait :
- Votre mari est un grand ennemi de l'Allemagne. Il lui est reproché d'avoir fait évader les officiers des hôpitaux d'Angers en 41 ; d'avoir fabriqué des milliers de faux certificats pour empêcher les requis de partir en Allemagne.
Et il ajoute en levant les yeux :
- Votre mari en faisait même à ceux qui n'en demandaient pas.

Si je n'étais devant vous, Monsieur de la Gestapo, je dirais : surtout à ceux qui n'en demandaient pas... Vraiment vous manquez de finesse.

Il continue :
- D'avoir travaillé avec la Résistance-Fer et d'être directement responsable des attentats commis contre la sécurité de l'Allemagne. Vous êtes au courant de tous ces faits-là, sans doute ? Vous connaissez vraisemblablement ceux qui travaillent avec votre mari à la S.N.C.F. ?
Votre mari a transféré le cabinet médical de la gare à votre domicile, ce n'est pas sans raisons, et vous devez bien savoir où se trouvent certains plans qu'il nous faut et dont votre mari s'est emparé. Un cheminot l'a dit.

J'affirme ne rien savoir ; j'affirme qu'il peut fouiller la maison ; je certifie qu'il ne trouvera rien. Alors il change de ton. Il m'assure qu'il a le moyen de faire céder les plus mauvaises têtes, qu'il y a les cachots et qu'il m'y laissera sans nourriture jusqu'à ce que je veuille parler. Si cela ne suffit pas, il me promet toute la gamme des tortures :
- Je viens à bout des plus forts, affirme-t-il, et si rien ne vous décide à parler, nous verrons si vous aimez vos enfants. Ils seront amenés ici et martyrisés.

Je sursaute, saisie de frayeur. Il continue et me décrit complaisamment leur massacre. Je suis terrifiée. Il me pousse hors de la pièce jusqu'à ma cellule.

Je passe la soirée dans un état d'hébétude. Je souffre atrocement et de partout... et j'ai peur.

 

 

25 juin, dimanche

Ce dimanche me semble interminable (...)

 

 

2 juillet, dimanche

Je suis là depuis 24 heures sans avoir mangé ni bu. Michel, je ne te reverrai jamais plus. Je n'ai plus ni force physique ni force morale.

Soir du même jour - Je demeure complètement abrutie dans ce silence noir. Pas un bruit, sauf celui des rats qui courent. Mes yeux ont beau fouiller l'obscurité, ils ne distinguent rien, rien. Pendant plusieurs heures, je reste totalement hébétée, et je cherche le moyen d'en finir. Me pendre, mais avec quoi ? Dans le cachot, pas de couverture, je n'ai plus rien sur moi que ma jupe et ma veste. De plus, il fait si sombre que je ne sais pas s'il y a une fenêtre avec des barreaux. Peut-être y a-t-il un volet. Je tourne et retourne dans la cage sans autre pensée que la mort.

Suis-je lâche en voulant mourir ? Je veux la mort de toute la force de ma volonté parce que je ne puis supporter de voir mes enfants soumis à la torture, parce que s'ils sont là, martyrisés, je serai folle et ma bouche parlera !

Les heures de cette nuit auront été les plus dures de toute ma vie (...)

 

 

9 juillet, dimanche

Les interrogatoires ont recommencé dès mardi, deux, trois fois par jour, et plus. Ils me laissent vide, anéantie dans mon esprit et dans mon corps, durant des heures entières. Je ne revois plus jamais Michel et mes appels demeurent sans réponse (...)

Les jours s'écoulent, longs, lourds, les dimanches plus que les autres. Du matin au soir et du soir au matin, j'entends les cris déchirants des prisonniers martyrisés et les vociférations des agents de la Gestapo.

La nuit, à ce dialogue infernal se joint le cri du paon, plus lugubre encore par ces nuits traînantes et douloureuses. Son appel devient une hantise pour moi. Il y a aussi le supplice de la lumière braquée sur le détenu, la nuit, à chaque instant, alors qu'il commence à perdre connaissance. Le Dimanche, j'ai moins de courage. C'est le jour des enfants ! Je fixe mes yeux sur le seul mot écrit par moi au-dessus de mon châlit : "Tenir".

 

 

10 juillet, lundi

Cette fois, c'est signé.
J'ai signé une déposition que l'on m'a lue en allemand, traduite en français et dont en réalité aucun mot n'a été extrait de ma substance cérébrale. J'ai protesté, mais à quoi bon ? Michel m'a fait savoir par le "calfacteur" qu'il avait été roué de coups pour n'avoir pas voulu signer. De rage, un milicien lui a cassé ses lunettes parce qu'il s'obstinait à discuter. En dernier lieu, il a dû s'exécuter à cause de nos enfants.

D'après le juge d'instruction, nous sommes marqués de trois barres dans l'angle de la déposition, c'est-à-dire prochainement fusillés. J'ai signé. Qu'importe, l'honneur est sauf : nous serons les seules victimes de l'acte de délation de D... Désormais, les camarades peuvent s'en aller tranquilles et travailler en paix. Pour moi, une seule ligne de conduite : tenir tête, résister à la terreur, résister à l'intimidation, résister à la panique, résister au désespoir... surtout résister au règlement. Veiller chaque jour à accomplir un acte positif de résistance, pour convaincre l'ennemi qu'il peut asservir nos corps, mais que nos esprits demeurent libres.

 

 

15 juillet, samedi

Les interrogatoires de mes voisins deviennent hallucinants. Il n'y a plus d'arrêt, ni jour ni nuit. Deux équipes d'instructeurs se relaient (...)

 

 

20 juillet, jeudi

Dans la nuit, les pas des prisonniers résonnent le long du couloir. Des voitures cellulaires sont entrées dans la cour d'honneur. On parle de replier la totalité de la prison sur Compiègne. Je suis inquiète. Mon inquiétude s'accroît lorsqu'une voix, au-dessus de moi, appelle : "Vous entendez au-dessous ? Votre mari part ce soir, il vous dit : au revoir."

Est-ce à moi que l'on s'adresse ? Est-ce un mouton ? Je ne réponds pas : ce n'est pas possible, je ne veux pas que ce soit possible. Il fait nuit noire. Une femme explique : "On déménage d'abord les hommes et nous ensuite."

J'entends, j'accepte de souffrir, j'accepte de souffrir mais avec lui. On me l'arrache ; que vais-je devenir sans lui ? Je ne peux pas, je ne veux pas ! (...)

 

 

26 juillet, mercredi

Un deuxième convoi se prépare. Que va-t-on faire de nous ? (...)

Je cherche un papier. Je prends un feuillet destiné aux W.-C. Le crayon m'a été envoyé la veille par ma belle-sœur, dans l'ourlet d'une chemise de nuit. J'écris deux lettres, aux milieu de difficultés infinies. Il me semble que l'œil est toujours braqué sur ma porte. Si quelqu'un ouvre, j'avalerai le papier.

Ma première lettre est adressée à ma jeune sœur Hélène, que j'ai installée près de mes enfants à la campagne, deux jours avant notre incarcération. Etudiante à Angers, elle ne tenait pas à y rester, à cause des bombardements fréquents :
"Hélène, je te confie mes petits, je te supplie de bien les garder, peut-être pour toujours. Si nous disparaissons tous deux, ne les sépare jamais. Je veux qu'ils soient élevés ensemble comme ils l'auraient été avec nous.
La Gestapo a dit que nous devons être fusillés. Peut-être serons-nous exécutés en Allemagne, car pour le moment ils expédient là-bas tous les prisonniers, mêmes les condamnés à mort.
Financièrement : 20 000 francs dans le tiroir du meuble Huet. Tout le reste est à Angers (...) Cet argent doit être entre les mains des Allemands. Demande momentanément aux parrains et marraines de t'aider. La charge morale, garde-la pour toi. Pour eux, toi c'est presque moi. C'est avec toi qu'ils souffriront le moins. Aime-les comme je les aime.
Quant à moi, seule avec l'enfant que je porte, je redoute moins la pensée d'être fusillée que celle du départ en Allemagne. La mort rapide, sur le sol de France, me paraîtrait un soulagement, à moi qui aimais tant la vie, s'il n'y avait les enfants. Nos interrogatoires ont été très durs : la Gestapo a voulu se servir de nos petits pour obtenir de nous quelques renseignements. Je sais que s'ils avaient été martyrisés sous mes yeux, je n'aurais pas tenu (...)
Si je ne suis pas déportée cette semaine (ce qui m'étonnerait), je mettrai un petit mot dans un ourlet de mon linge. Essaie de me faire parvenir des nouvelles des enfants par le même moyen (...)
Ecris à la maison, dis à maman que je lui demande pardon si j'ai pu lui faire de la peine par ma brusquerie ou par mon attitude. Ne lui parle pas de mes souffrances, tu la rendrais malheureuse inutilement (...)
Garde les petits, ne les confie à personne. Dis-leur que tous les soirs je relis leurs gentilles lettres et qu'en fermant les yeux, je les vois et les embrasse longuement.
Je pense au pauvre petit Dominique que nous avons tant désiré et qui ne verra pas le jour.
A tous mon affection. Mes tendresses à Danielle, François et Annette.
Jeanne.
P. S. – Surtout, si vous apprenez que je pars, n'amenez pas les enfants."

La deuxième lettre est pour notre ami Reliquet, Avocat Général :
"Ami, si ce mot vous arrive à temps, venez vite à l'hôpital. Je passe la visite médicale dans les services allemands vers 9 heures, probablement pour être déportée. Voulez-vous donner tout de suite un coup de téléphone à Jean Canonne pour l'en prévenir. Je reviendrai à pied, je l'espère, par la gare Saint-Serge et la rue Bardoul. Essayez de me rejoindre à vélo. En vous voyant, je vous donnerai mon adieu pour mes petits. Je ne croyais pas qu'il fût si dur et si long de mourir comme les Allemands ont entrepris de nous faire mourir. Les prisonniers qui partent en déportation (dans quel état physique !) envient presque le sort de ceux qui sont fusillés en France. J'ai fait mon sacrifice, mais de vivre longtemps est atroce. Michel va partir, si ce n'est déjà fait (...)
Je m'adresse à vous parce que je sais que je peux compter sur vous. Je vous confie les miens. Consolez-les. Ne dites rien à mes enfants pour l'instant. Laissez-les dans l'ignorance, ne leur faites pas de peine. Aimez-les beaucoup. Quand ils seront grands, guidez-les, parlez-leur de nous, assurez-les que nous les avons follement aimés. Dites à votre femme qu'elle ajoute nos trois enfants aux chers vôtres. Permettez que je vous embrasse tous quatre et rendez-le souvent à mes petits."

Triste soirée...

 

 

6 août, dimanche

(...) 18 heures - Encore des bruits de bottes. La porte s'ouvre brusquement, deux soldats s'introduisent dans notre cellule :
- Aus !
Ils baragouinent quelque chose que Maria traduit par :
- Descendez au bureau des entrées.

Nous nous exécutons. Pour une mise en liberté, c'est singulier. Je demeure très inquiète. Nous sommes appelées tour à tour et priées de signer sur un registre. Les gardiens sont redevenus odieux. Ils nous brutalisent. En ligne, nous sommes reconduites dans l'aile nord ; nous devons passer chacune à notre tour devant un soldat qui nous remet un pain rond et une petite boîte métallique. Je ne peux me leurrer plus longtemps : heureux ceux qui n'ont pas été appelés ! Ils resteront plusieurs centaines et seront délivrés par les Alliés qui sont, nous l'apprenons, à quelques kilomètres d'Angers. En file toujours, nous remontons dans nos cellules. Les autres prisonniers sont indignés, inquiets du sort qui nous attend. J'aperçois Nédélec, rouge, les cheveux en bataille, qui roule sa couverture. Encore un coup de sifflet : tous les "appelés" doivent descendre.

Nous sommes immédiatement entourés d'innombrables gardiens. A eux se joint une nuée de vaches primées, ces horribles "verts de gris" au service de la Gestapo.

Ils font cercle autour de trois camions. 135 malheureux détenus pâles, hâves, décollés, qui partent et voilà pourquoi on a mobilisé toute cette force armée. Dans les deux premières voitures on empile les hommes, la troisième reçoit les femmes. Inopiné, notre départ s'effectue alors que les Alliés sont aux portes de la ville. Les prisonniers sont passifs, certains découragés : il n'y a plus de chants, plus de "Marseillaise". Je sens monter en moi une envie folle de me "bagarrer". Nous voir partir ainsi désarmés, humiliés, comme des esclaves, j'en ai la rage au cœur.

En entrant dans le camion, j'ai la surprise de voir une femme étendue sur une civière. Elle m'apprend qu'elle vient de l'hôpital : c'est la malade de Frébet, celle que Frau Reinhardt était allée visiter le jour de ma consultation. Elle a fait trois hémorragies et a eu trois transfusions. Depuis un mois, elle n'a pas quitté son lit. Frébet a refusé de signer sa sortie. La Gestapo a passé outre. On l'a hissée dans le fourgon.

Chez les hommes, on jette, sur le parquet, un pauvre type atteint de fractures ouvertes des deux avant-bras, représailles d'un gardien du Pré-Pigeon. Les deux camions bourrés d'hommes démarrent, le nôtre fait le récalcitrant. Cinq soldats le poussent pendant que les autres nous menacent de leurs mitraillettes.

Enfin, le véhicule quitte la cour et pénètre dans la rue Savary par cette soirée du 6 août. Mais bientôt notre chauffeur a d'autres difficultés et stoppe. Les faux départs ont provoqué un attroupement. Quelques curieux me reconnaissent et essaient d'approcher ; brutalement, les gardiens inquiets retournent leurs mitraillettes contre eux. Ils sont hargneux et prêts à tuer les gens ; les gens ont peur et se dispersent.

Soudain, un jeune homme bondit vers nous, sortant d'une auto. Il s'approche hardiment avec une valise, la soulève et veut la remettre à une détenue à genoux près de moi. Celui-ci fait instinctivement un geste pour sortir du camion et se jeter dans ses bras, mais tout de suite un coup de crosse la rappelle à la réalité. Le garçon adresse au geôlier un regard plein de rage et de haine.

Le tacot repart enfin et nous emmène à la gare de la Maître-Ecole par des chemins détournés (...)

Les cheminots vont et viennent autour du fourgon. Ils s'approchent, timidement d'abord, puis résolument de moi ; ils me comblent de provisions : du tabac, du sucre, du beurre, du pain, des fruits secs, de nombreux pains d'épices, j'ai un vrai stock d'alimentation (...)

J'aperçois Jean Canonne derrière les barrières qui nous entourent. Il est avec sa femme, maintenus à distance par un Allemand. Tous les deux cherchent à pénétrer dans la gare. Je les désigne à l'officier et je formule le désir de leur parler sur le quai, ce qu'il m'accorde immédiatement. J'ai ainsi la satisfaction de les embrasser une dernière fois. Jean me parle de mes enfants qu'il doit revoir le lendemain. Il m'apprend que Michel est parti dans la nuit du 20 au 21 juillet, puis il me glisse à l'oreille :
- Ne fais pas d'imprudence, dans huit jours à peine tu seras de retour : la guerre est finie, les Américains sont à dix kilomètres.

J'ai peine à me rassurer : je ne crois pas à une déroute allemande dans l'immédiat. Les Nazis lutteront jusqu'au bout. Mais à quoi bon le lui dire. L'essentiel est d'en être, moi, convaincue.

Notre confrère le Docteur Joly est là ; il obtient, lui aussi, la permission d'accéder au train, il nous serre la main (...) La Croix-Rouge nous comble de provisions utiles et de gâteries. J'apprends que c'est elle qui a fait prévenir Jean Canonne.

Vers 23 heures, le signal du départ est donné : les Français doivent évacuer le quai. Du groupe des cheminots qui m'entourent, un homme se détache, me serre la main, me remercie au nom des camarades et m'embrasse (...)

Le train s'ébranle. Nous quittons Angers (...)

La détenue malade s'agite. Elle est près de moi, elle a très soif. J'essaie d'améliorer sa position, c'est difficile. Nous n'avons pas de paille et nous disposons de la moitié seulement du wagon. Les Allemands occupent l'autre moitié. Nous sommes comprimées et entassées les unes sur les autres. Nous ne pouvons tenir qu'assises sur les talons, ce qui est extrêmement fatiguant. Il fait très chaud. Nous n'arrivons pas à dominer notre effroi (...)

Une jeune angevine a le dos couvert d'ecchymoses et ne peut rester assise. La souffrance physique lui arrache des gémissements. Je sais qu'elle a caché des terroristes. Elle a été rouée de coups par les soldats allemands sous les yeux de sa vieille grand-mère, puis amenée au Hutreau, domicile de la Gestapo, où elle a été martyrisée de nouveau. Elle ne peut trouver une position dans laquelle ses meurtrissures soient supportables ; elle met son dos à nu, ses jambes, sa poitrine. Malgré la douleur, elle garde son calme.

La petite Jacques (19 ans) est très accablée, elle a été prise, en même temps que son frère réfractaire au Service du Travail Obligatoire, à cause d'une fausse carte d'identité. Elle est toujours auprès de Mme Gobillard, 20 ans, dont le mari, membre de la Résistance, a échappé de justesse aux Allemands. C'est elle qui paie ; elle est frêle et semble très fatiguée par les mauvais traitements qu'elle a subis. Il y a aussi une jeune femme, Michelle, dont le mari officier est interné à Tours. Ils faisaient tous les deux partie de la Résistance. La Gestapo, voulant à tout prix connaître les membres de Libération-Nord, n'a reculé devant aucun moyen pour les faire parler. Plusieurs fois, au cours des interrogatoires, on leur a affirmé qu'ils étaient de notre réseau Résistance-Fer. Or ils ignoraient notre existence.

Je reconnais cette étudiante en médecine, membre du parti communiste, dont les parents habitent Saumur. Elle a été arrêtée par la police française, puis passée à tabac par la police allemande. Elle a raconté comment un de ses camarades, interné en même temps qu'elle, s'est pendu dans sa cellule, ayant eu peur de parler sous les coups. C'est une chic fille, qui a un cran magnifique, et je l'envie d'être célibataire ! (...) Je suis tout près d'une gentille étudiante en lettres de Nantes, prise par la Gestapo au moment où elle reconduisait un officier anglais à son avion, le 6 juin. La malheureuse a été battue 36 heures pendant lesquelles, étendue nue et à plat ventre sur une chaise, elle recevait les coups d'un soldat, au milieu des insanités que criaient les agents de la Gestapo déchaînés et ivres. Et puis, il y a cette femme dont le nom m'échappe, à qui on a soulevé les ongles des mains et des pieds, et cette autre à qui on a pincé le bout des seins avec une tenaille rougie au feu (...)

  

 

Lien pour en savoir plus : http://memoiredeguerre.free.fr/convoi44/convoi-st-patrice.htm

 

 

 

Jeanne a-t-elle connu Noëlla Rouget, la déportée qui a fait gracier son bourreau ?

 

 

ici, une page sur Charles Godier, de Saint Léger sous Cholet

ici, une page sur Joseph Cussonneau, de Mazières en Mauges, héros de 2 guerres

là, une page sur les Saint-Légeois prisonniers de guerre 1940

 

 

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