Je réponds à ta lettre que j'ai
reçue lundi et qui m'a fait grand plaisir en recevant de vos
nouvelles, et surtout en apprenant que vous étiez tous en
bonne santé. Il m'ennuyait beaucoup de recevoir de vos
nouvelles.
Pour moi, je suis toujours en bonne santé aussi et je
désire que ma lettre vous trouve tous tels qu'elle me
quitte.
A la dernière lettre, je vous ai pas
parlé beaucoup de mon métier, mais aujourd'hui je vais
vous en donner de plus grands détails. Je vous dirais d'abord
que je suis porté élève caporal, et que je
voudrais bien y être pas porté, car l'on a beaucoup plus
d'ouvrage que les autres.
Je ne vous dirais pas tout ce que l'on fait car ça n'en
finirait pas, mais je vous dirais que l'on a pas un moment à
nous autres.
Mais tout ce qui me fatigue le plus, c'est l'escrime que l'on a tous
les jours après la théorie, de midi à une heure,
et après l'on retourne encore à l'exercice et quand le
soir arrive, je suis aussi fatigué que si j'avais
été à faucher toute la journée.
Tenez, voyez que nous avons beaucoup plus
d'ouvrage que les autres. D'abord à l'exercice : les officiers
sont tout le temps après nous autres, et ils nous font
beaucoup plus faire d'exercice qu'aux autres. Et puis après,
il faut encore apprendre la théorie.
Ils disent qu'il faut que dans six mois l'on
soit capables de faire des sous-officiers, mais je vous assure que ce
n'est pas pour Blidah.
Maintenant, pourquoi nous poussent-ils si fort ? Nous n'en savons
rien, mais vous savez, l'année dernière, ils ont
formé un 4e régiment de zouaves et, cette année,
il est à peu près sûr qu'ils font former un 4e
régiment de tirailleurs qui, comme les zouaves, s'en ira en
Tunisie, et il y en a beaucoup qui disent que c'est nous autres qui y
iront.
|
spahis
algériens portant le guennour,
coiffure caractéristique de ces cavaliers
|
Il faut bien que ce soit quelque chose comme
ça, car, à Blidah, il y en a beaucoup à passer
caporal auparavant nous autres, et des individus très capables
!
L'autre jour notre sergent nous disait : "Je ne
comprends pas pourquoi l'on vous fait tant manœuvrer." Moi aussi, je
ne le comprends pas mais je me défie de la Tunisie. Maintenant
quand je partirai-t-il à Homald ? (1) Je n'en sais rien, car
il se paraît que les élèves caporaux vont rester
plus longtemps que les autres à Blidah. Et vous savez, pour
monter en grade, c'est très difficile, bien plus difficile
qu'en France.
Maintenant, chère sœur, tu me demandes
si les officiers sont français. Il y en des deux sortes : des
français et des indigènes. Le caporal de mon escouade
est indigène, il a 25 ans de service et, dimanche, il a
été décoré de la médaille
militaire. Maintenant, à l'exercice, nous avons un sergent
français et un caporal français, mais il y en a qui ont
des caporaux indigènes pour faire l'exercice.
Maintenant, que je vous parle de mes camarades
de lit : à droite, j'ai un nommé Mouton, ce qui me
rappelle toujours le souvenir des moutons, et il est du
département de la Nièvre. A gauche, c'est un clairon
indigène ; il sort de faire un mois de prison et il ne
comprend pas le français.
L'autre jour, je me suis dit : "Il faut
toujours bien que je sache combien qu'il y a de lits dans ma chambre
!" Il y en a 70 et, sur les 70, il y en a 48 où couchent des
indigènes. Ainsi vous voyez que nous sommes pas beaucoup de
français.
A la dernière lettre, je vous avais dit
qu'ils étaient voleurs. Eh bien, ils sont toujours les
mêmes. Vous savez, en partant, j'avais emporté trois
mouchoirs. Eh bien, l'autre jour, ils m'en ont volé 2, la
cire, la bougie, du blanc, du savon. Ils ne veulent pas nous en
souffrir, ils nous volent tout. L'autre jour, il a été
volé une ceinture à un, une chéchia à un
autre. Une ceinture coûte 7 francs et une chéchia aussi.
Eh bien, il faut payer ça, et encore l'on est bien vite puni
quand c'est volé. Il y en a pourtant un qui va passer au
conseil, il a volé une paire de souliers et il a
été pincé. Ils se sauvent chez les juifs et ils
leur vendent ça. Maintenant, moi, je vais acheter une malle,
je crois que j'y aurai du bénéfice.
|
le fez est rigide,
alors que la chéchia est molle
|
Je vois tous les jours Fortin. En ce moment, il
tombe de l'eau à plein temps à Blidah.
Maintenant, je vais souhaiter la bonne
année, car je ne vous écrirai pas avant le premier de
l'an car, vous savez, l'on écrit pas quand l'on veut, l'on
écrit quand l'on peut. Comme moi : je n'ai pas eu le temps de
vous écrire cette semaine.
Je vous souhaite donc à tous une bonne
et heureuse année, une parfaite santé, en un mot tout
ce qui peut vous être utile et agréable sur cette terre,
en attendant le bonheur qui doit vous être
réservé dans l'autre.
Je souhaite aussi une bonne année aux
conscrits de St Léger afin qu'ils fassent mieux que moi. Je
vous prie de souhaiter la bonne année à mon parrain et
à ma marraine pour moi car je ne leur écrirai pas, vu
que je ne connais pas leur adresse. A ma marraine de St Léger,
je lui écrirai. Rien autre chose.
Je finis ma lettre en vous embrassant de tout
mon cœur.
Votre fils pour la vie.
Baudry Valentin, au 1er régiment de
tirailleurs, 1er bataillon, 2e compagnie, à Blidah.
Je ne vous ai pas tout marqué ce que
j'avais à vous marquer, vu que le papier et le temps me
manquent.
(1) Aumale : Valentin l'écrit comme
il le pense (voir plus loin)
retour
accueil
|

|
|
lettre
précédente
|
|
|
lettre
suivante
|
|
|