Blidah, le11 décembre 1882

 

Chère sœur,

 

Je réponds à ta lettre que j'ai reçue lundi et qui m'a fait grand plaisir en recevant de vos nouvelles, et surtout en apprenant que vous étiez tous en bonne santé. Il m'ennuyait beaucoup de recevoir de vos nouvelles.
Pour moi, je suis toujours en bonne santé aussi et je désire que ma lettre vous trouve tous tels qu'elle me quitte.

A la dernière lettre, je vous ai pas parlé beaucoup de mon métier, mais aujourd'hui je vais vous en donner de plus grands détails. Je vous dirais d'abord que je suis porté élève caporal, et que je voudrais bien y être pas porté, car l'on a beaucoup plus d'ouvrage que les autres.
Je ne vous dirais pas tout ce que l'on fait car ça n'en finirait pas, mais je vous dirais que l'on a pas un moment à nous autres.
Mais tout ce qui me fatigue le plus, c'est l'escrime que l'on a tous les jours après la théorie, de midi à une heure, et après l'on retourne encore à l'exercice et quand le soir arrive, je suis aussi fatigué que si j'avais été à faucher toute la journée.

Tenez, voyez que nous avons beaucoup plus d'ouvrage que les autres. D'abord à l'exercice : les officiers sont tout le temps après nous autres, et ils nous font beaucoup plus faire d'exercice qu'aux autres. Et puis après, il faut encore apprendre la théorie.

Ils disent qu'il faut que dans six mois l'on soit capables de faire des sous-officiers, mais je vous assure que ce n'est pas pour Blidah.
Maintenant, pourquoi nous poussent-ils si fort ? Nous n'en savons rien, mais vous savez, l'année dernière, ils ont formé un 4e régiment de zouaves et, cette année, il est à peu près sûr qu'ils font former un 4e régiment de tirailleurs qui, comme les zouaves, s'en ira en Tunisie, et il y en a beaucoup qui disent que c'est nous autres qui y iront.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

spahis algériens portant le guennour,
coiffure caractéristique de ces cavaliers

 

Il faut bien que ce soit quelque chose comme ça, car, à Blidah, il y en a beaucoup à passer caporal auparavant nous autres, et des individus très capables !

L'autre jour notre sergent nous disait : "Je ne comprends pas pourquoi l'on vous fait tant manœuvrer." Moi aussi, je ne le comprends pas mais je me défie de la Tunisie. Maintenant quand je partirai-t-il à Homald ? (1) Je n'en sais rien, car il se paraît que les élèves caporaux vont rester plus longtemps que les autres à Blidah. Et vous savez, pour monter en grade, c'est très difficile, bien plus difficile qu'en France.

Maintenant, chère sœur, tu me demandes si les officiers sont français. Il y en des deux sortes : des français et des indigènes. Le caporal de mon escouade est indigène, il a 25 ans de service et, dimanche, il a été décoré de la médaille militaire. Maintenant, à l'exercice, nous avons un sergent français et un caporal français, mais il y en a qui ont des caporaux indigènes pour faire l'exercice.

Maintenant, que je vous parle de mes camarades de lit : à droite, j'ai un nommé Mouton, ce qui me rappelle toujours le souvenir des moutons, et il est du département de la Nièvre. A gauche, c'est un clairon indigène ; il sort de faire un mois de prison et il ne comprend pas le français.

L'autre jour, je me suis dit : "Il faut toujours bien que je sache combien qu'il y a de lits dans ma chambre !" Il y en a 70 et, sur les 70, il y en a 48 où couchent des indigènes. Ainsi vous voyez que nous sommes pas beaucoup de français.

A la dernière lettre, je vous avais dit qu'ils étaient voleurs. Eh bien, ils sont toujours les mêmes. Vous savez, en partant, j'avais emporté trois mouchoirs. Eh bien, l'autre jour, ils m'en ont volé 2, la cire, la bougie, du blanc, du savon. Ils ne veulent pas nous en souffrir, ils nous volent tout. L'autre jour, il a été volé une ceinture à un, une chéchia à un autre. Une ceinture coûte 7 francs et une chéchia aussi. Eh bien, il faut payer ça, et encore l'on est bien vite puni quand c'est volé. Il y en a pourtant un qui va passer au conseil, il a volé une paire de souliers et il a été pincé. Ils se sauvent chez les juifs et ils leur vendent ça. Maintenant, moi, je vais acheter une malle, je crois que j'y aurai du bénéfice.

 

 

 

 

le fez est rigide, alors que la chéchia est molle

 

Je vois tous les jours Fortin. En ce moment, il tombe de l'eau à plein temps à Blidah.

Maintenant, je vais souhaiter la bonne année, car je ne vous écrirai pas avant le premier de l'an car, vous savez, l'on écrit pas quand l'on veut, l'on écrit quand l'on peut. Comme moi : je n'ai pas eu le temps de vous écrire cette semaine.

Je vous souhaite donc à tous une bonne et heureuse année, une parfaite santé, en un mot tout ce qui peut vous être utile et agréable sur cette terre, en attendant le bonheur qui doit vous être réservé dans l'autre.

Je souhaite aussi une bonne année aux conscrits de St Léger afin qu'ils fassent mieux que moi. Je vous prie de souhaiter la bonne année à mon parrain et à ma marraine pour moi car je ne leur écrirai pas, vu que je ne connais pas leur adresse. A ma marraine de St Léger, je lui écrirai. Rien autre chose.

Je finis ma lettre en vous embrassant de tout mon cœur.

Votre fils pour la vie.

Baudry Valentin, au 1er régiment de tirailleurs, 1er bataillon, 2e compagnie, à Blidah.

Je ne vous ai pas tout marqué ce que j'avais à vous marquer, vu que le papier et le temps me manquent.

 

(1) Aumale : Valentin l'écrit comme il le pense (voir plus loin)

 

 

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