Je m'empresse de vous écrire pour vous donner de
mes nouvelles et en même temps pour en recevoir des
vôtres. Sur la lettre que je vous ai envoyée, je ne
pouvais pas vous donner mon adresse, mais à présent je
puis vous en donner connaissance.
Voyons, parlons encore un peu de mon voyage :
je vous en ai parlé sur la lettre que je vous ai
envoyée, mais je vous en ai dit qu'une bien petite partie, car
nous avons vu beaucoup de choses.
Je vous le répète, nous avons parti de Cholet que le
samedi par le train d'une heure. Vous savez sans doute la direction
que nous avons pris. Nous avons voyagé toute la nuit et, le
dimanche matin à cinq heures, on arrivait à Bordeaux.
Nous y avons resté jusqu'à une heure, on a
été se promener partout la ville. Si nous y avons
resté si longtemps, c'est parce que nos papiers étaient
pas en ordre.
De Bordeaux, nous avons été
jusqu'à Toulouse où on a arrivé à 10h le
soir. Là, je me suis couché dans la gare où j'ai
dormi pendant une heure, je n'avais pas dormi depuis que
j'étais parti. A 2h50 du matin, l'on quittait Toulouse et
à 11h50, on arrivait à Port-Vendres. A 10h du soir, on
embarquait dans le navire Le Bastia. A 7h le surlendemain, on
arrivait à Alger où nous avons couché. La
dernière nuit surtout, la mer a été mauvaise.
En arrivant à Blidah, nous étions
esquintés. L'on croyait que nous étions encore sur la
mer, car l'on voyait tout balancer. Aujourd'hui, je suis bien
rétabli, et j'en ai besoin car il y a bien de l'ouvrage dans
le métier de militaire.
Voyons, parlons-en un peu : nous avons
été habillés le lendemain que nous avons
été arrivés. Hier dimanche, nous avons
passé la revue du capitaine. A ce matin, nous avons
passé la revue pour les fusils. L'on s'est levé
à 4h, et à 5h50 nous avons commencé l'exercice.
Tous les matins, il faut se lever à 4h.
C'est les guêtres qui sont si difficiles à prendre : il
y a 50 boutons qu'il faut boutonner tous les matins et, sur la
quantité, il en saute souvent. Il faut les remettre et
ça n'en finit pas.
Hier, nous étions en grande tenue, nous
avions notre turban. C'est difficile à mettre, il fait sept
fois le tour de la tête, comme la ceinture fait sept fois le
tour du corps.
Hier, on a été se promener sur la
campagne, on a vu toutes espèces de choses : les oranges
surtout, on en voit en abondance. Il y en a des pleins champs et
elles ne sont pas chères : 6 pour un sou.
Le tabac n'est pas cher non plus : pour quatre
sous, on a autant comme pour 25 sous à St Léger. Si
Isidore était avec moi, il serait bien à son affaire
pour fumer. Les liqueurs et le vin sont beaucoup moins chers qu'en
France : le vin ne vaut que 0F30 le litre.
J'oubliais de vous dire qu'il y en a 54 qui
s'en vont au Sénégal. Ils s'embarquent le 4
décembre, mais ce n'est rien que des arabes. Je voudrais bien
qu'ils s'en iraient tous, car avec eux il n'y a pas moyen de dormir.
La nuit, il y en a toujours qui chantent, et surtout des chansons
qu'on ne peut pas supporter, et puis, avec ça, ils sont tous
voleurs.
Voyons, parlons un peu de St Léger, qu'y
a-t-il de nouveau ? Savez-vous si les jeunes soldats se plaisent bien
dans leur métier ? Le temps est-il plus beau que quand j'ai
parti ? En un mot, dites-moi ce qu'il y a de nouveau.
Je suis versé au 2e bataillon. A trois
mois d'ici, il s'en va à Homald (2), le 4e s'en va
à La Gouatte (3). C'est là qu'il faut voyager : il y a 600 km de
Blidah, rien que dans le sable et dans les montagnes. Fortin n'est
pas avec moi, mais nous irons à Homald ensemble car il est
versé au 2e bataillon.
Rien autre chose pour le moment. Je suis en
bonne santé et je désire que ma lettre vous trouve tels
qu'elle me quitte.
Votre fils pour la vie, Baudry V
Voici mon adresse : Baudry Valentin au 1er
régiment de tirailleurs à Blidah, 1er bataillon, 2e
compagnie, Algérie
(1) Blida, au pied de l'Atlas de
Blida
(2) et (3) Aumale, au sud-est d'Alger, et
Laghouat, oasis du Sahara algérien : Valentin les écrit
comme il le pense (voir plus loin)
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