Cherchell, le 12 novembre 1883

 

Chers parents,

 

Je vous écris deux mots pour vous donner de mes nouvelles. J'ai attendu quelques jours à vous rendre réponse, parce que je n'avais encore pas reçu mon colis. J'ai reçu votre lettre le 3 novembre et, lorsque j'ai vu que vous m'envoyiez un colis, je croyais bien jamais le voir, parce que je suis plus à Blidah, je suis à Cherchell.

 

Cherchell / vues générales 

 

Ma lettre a été à Orléansville et je me suis dit : "Le colis va bien y aller aussi". Il y avait 5 ou 6 jours que j'avais reçu votre lettre et le colis n'arrivait pas, lorsque je reçois une lettre du chef de gare de Blidah, qui me disait que mon colis était resté en gare à Blidah. Je lui ai écrit une lettre aussitôt, afin qu'il me l'expédie à Cherchell. Je l'ai reçu le lendemain, mais le transport de Blidah à Cherchell m'a coûté 1 franc15, aussi cher que pour en envoyer un en France !

Tout y était bien, mais il y avait une boîte de confiture qui s'était renversée. Enfin, j'ai été bien content de le recevoir, je vous en remercie beaucoup. Mais lorsque vous m'en enverrez, ne m'envoyez pas de chaussettes, ni confiture et surtout pas de fruits, c'est expressément défendu !

Les pommes s'étaient très bien conservées. A Cherchell, des pommes comme celles que vous m'avez envoyées se vendent deux et trois sous pièce.

Parlons d'autre chose : vous savez que lorsque je vous ai écrit, j'étais au dépôt à Blidah, mais je n'y ai pas été longtemps. Le surlendemain que je vous ai eu écrit, j'apprenais que le samedi je partais pour Cherchell.

Nous avons fait 18 kilomètres en chemin de fer qui nous étaient payés. Ensuite, il nous restait encore deux étapes à faire. Nous étions 5 : trois indigènes et deux français. Arrivés à destination, il y avait deux voitures qui conduisaient à Cherchell. Tous les 5, nous avons pris la voiture, mais ça nous a coûté quatre francs et un sou. J'étais tout de même content lorsque j'ai été arrivé, parce que j'aurais jamais fait la route à pied !

Le dimanche, la fièvre me reprend encore. Le lundi, je me fais porter malade et je rentre encore à l'hôpital. Cette fois, par exemple !, je me faisais vieux. Heureusement que j'y ai resté que 9 jours !

Je n'ai pas eu de fièvre depuis que j'en suis sorti, et je crois qu'elles m'ont tout de même quitté. A présent, j'ai un appétit incroyable, je mange ma boule de son dans le même jour. Enfin, j'espère que d'ici peu de temps j'oublierai que j'ai eu les fièvres.

Maintenant, parlons un peu de Cherchell : c'est bien comme je l'avais vu dire, c'est bien agréable. C'est une petite ville tout à fait gaie où il y a de l'aisance. Le port est tout petit mais il est très bien constitué, nous avons une jolie caserne. Des chambres, on aperçoit la mer à perte de vue.

 

 

Le poisson est pas cher, la raie surtout est à rien. Hier, nous en avons acheté pour huit sous, nous étions quatre. Ça nous a été impossible de tout manger !

Le gibier n'est pas cher non plus : pour 1 franc 50 ou 2 francs, on a un superbe lièvre. Pour 12 ou 15 sous, on a une belle perdrix. Le vin est à 5 ou 6 sous le litre, barqua ! Enfin, je crois que je m'y plairai. Maintenant; n'allez pas croire que tout est aussi bon marché : le beurre, par exemple, vaut 3 et 3 francs 50 la livre, et beaucoup d'autres choses qui sont énormément chères.

Lorsque vous me ferez réponse, vous me direz si il fait grand froid.
Nous autres, nous avons un temps magnifique, tous les jours du soleil, mais qui n'est pas trop chaud. L'hiver, il y fait beau, en Afrique !

Vous me direz aussi si il y en a du pays qui sont venus au 1er Turcos (1). Je pense bien qu'il y en aura pas beaucoup.

Dans quelques jours, il va y avoir un an que j'ai mis le pied sur la terre d'Afrique. Elle a été longue, cette année, mais en résumé elle a été assez vite passée…
C'est peu de chose, un an, mais cependant, j'aime mieux l'avoir fait que de l'avoir à faire !

Cette année, il y a encore beaucoup d'oranges et de mandarines ; en ce moment, on a 5 et 6 oranges pour un sou.

Rien autre chose pour le moment.

Je suis en bonne santé et je désire que ma lettre vous trouve tels qu'elle me quitte.

En attendant le plaisir de recevoir de vos nouvelles, je suis votre fils qui vous aime et ne vous oublie pas.

Baudry Valentin, 1er Tirailleurs, 2e bataillon, 2e compagnie, Cherchell, Algérie

 

(1) turco est le nom familier donné alors aux tirailleurs algériens depuis la campagne de Crimée (1854)

 

 

 

 

 

Cherchell / fontaine romaine

 

 

retour accueil

lettre précédente

lettre suivante