Je vous écris deux mots pour vous donner de mes
nouvelles. J'ai attendu quelques jours à vous rendre
réponse, parce que je n'avais encore pas reçu mon
colis. J'ai reçu votre lettre le 3 novembre et, lorsque j'ai
vu que vous m'envoyiez un colis, je croyais bien jamais le voir,
parce que je suis plus à Blidah, je suis à Cherchell.
Cherchell /
vues générales
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Ma lettre a été à
Orléansville et je me suis dit : "Le colis va bien y aller
aussi". Il y avait 5 ou 6 jours que j'avais reçu votre lettre
et le colis n'arrivait pas, lorsque je reçois une lettre du
chef de gare de Blidah, qui me disait que mon colis était
resté en gare à Blidah. Je lui ai écrit une
lettre aussitôt, afin qu'il me l'expédie à
Cherchell. Je l'ai reçu le lendemain, mais le transport de
Blidah à Cherchell m'a coûté 1 franc15, aussi
cher que pour en envoyer un en France !
Tout y était bien, mais il y avait une
boîte de confiture qui s'était renversée. Enfin,
j'ai été bien content de le recevoir, je vous en
remercie beaucoup. Mais lorsque vous m'en enverrez, ne m'envoyez pas
de chaussettes, ni confiture et surtout pas de fruits, c'est
expressément défendu !
Les pommes s'étaient très bien
conservées. A Cherchell, des pommes comme celles que vous
m'avez envoyées se vendent deux et trois sous pièce.
Parlons d'autre chose : vous savez que lorsque
je vous ai écrit, j'étais au dépôt
à Blidah, mais je n'y ai pas été longtemps. Le
surlendemain que je vous ai eu écrit, j'apprenais que le
samedi je partais pour Cherchell.
Nous avons fait 18 kilomètres en chemin
de fer qui nous étaient payés. Ensuite, il nous restait
encore deux étapes à faire. Nous étions 5 :
trois indigènes et deux français. Arrivés
à destination, il y avait deux voitures qui conduisaient
à Cherchell. Tous les 5, nous avons pris la voiture, mais
ça nous a coûté quatre francs et un sou.
J'étais tout de même content lorsque j'ai
été arrivé, parce que j'aurais jamais fait la
route à pied !
Le dimanche, la fièvre me reprend
encore. Le lundi, je me fais porter malade et je rentre encore
à l'hôpital. Cette fois, par exemple !, je me faisais
vieux. Heureusement que j'y ai resté que 9 jours !
Je n'ai pas eu de fièvre depuis que j'en
suis sorti, et je crois qu'elles m'ont tout de même
quitté. A présent, j'ai un appétit incroyable,
je mange ma boule de son dans le même jour. Enfin,
j'espère que d'ici peu de temps j'oublierai que j'ai eu les
fièvres.
Maintenant, parlons un peu de Cherchell : c'est
bien comme je l'avais vu dire, c'est bien agréable. C'est une
petite ville tout à fait gaie où il y a de l'aisance.
Le port est tout petit mais il est très bien constitué,
nous avons une jolie caserne. Des chambres, on aperçoit la mer
à perte de vue.
Le poisson est pas cher, la raie surtout est
à rien. Hier, nous en avons acheté pour huit sous, nous
étions quatre. Ça nous a été impossible
de tout manger !
Le gibier n'est pas cher non plus : pour 1
franc 50 ou 2 francs, on a un superbe lièvre. Pour 12 ou 15
sous, on a une belle perdrix. Le vin est à 5 ou 6 sous le
litre, barqua ! Enfin, je crois que je m'y plairai. Maintenant;
n'allez pas croire que tout est aussi bon marché : le beurre,
par exemple, vaut 3 et 3 francs 50 la livre, et beaucoup d'autres
choses qui sont énormément chères.
Lorsque vous me ferez réponse, vous me
direz si il fait grand froid.
Nous autres, nous avons un temps magnifique, tous les jours du
soleil, mais qui n'est pas trop chaud. L'hiver, il y fait beau, en
Afrique !
Vous me direz aussi si il y en a du pays qui
sont venus au 1er Turcos (1). Je pense bien qu'il y
en aura pas beaucoup.
Dans quelques jours, il va y avoir un an que
j'ai mis le pied sur la terre d'Afrique. Elle a été
longue, cette année, mais en résumé elle a
été assez vite passée…
C'est peu de chose, un an, mais cependant, j'aime mieux l'avoir fait
que de l'avoir à faire !
Cette année, il y a encore beaucoup
d'oranges et de mandarines ; en ce moment, on a 5 et 6 oranges pour
un sou.
Rien autre chose pour le moment.
Je suis en bonne santé et je
désire que ma lettre vous trouve tels qu'elle me quitte.
En attendant le plaisir de recevoir de vos
nouvelles, je suis votre fils qui vous aime et ne vous oublie
pas.
Baudry Valentin, 1er Tirailleurs, 2e bataillon,
2e compagnie, Cherchell, Algérie
(1) turco est le nom familier donné
alors aux tirailleurs algériens depuis la campagne de
Crimée (1854)
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