Blidah, le 17 octobre 1883

 

Chers parents,

 

Je fais réponse à votre lettre que j'ai reçue il y a aujourd'hui 8 jours. Vous pouvez croire qu'elle m'a fait plaisir, car lorsque je l'ai eu reçue ainsi que votre mandat télégraphique que j'ai reçu le lundi matin, j'étais en doute de vous faire réponse tout de suite, afin de vous faire savoir que j'avais reçu votre lettre qui était partie le 24, ainsi que le mandat qu'elle contenait.

Mais une idée me vint. Je me suis dit : "Il est probable que je vais recevoir une lettre d'ici quelques jours, je ferais mieux d'attendre", et mercredi matin, j'ai reçu cette lettre.

Parlons un peu de la lettre datée du 24 : je l'ai reçue que le 5, elle a été à Aumale. D'Aumale, elle a été rejoindre le bataillon qui se dirigeait sur Orléansville. Ensuite, elle a été rejoindre ma compagnie à Cherchell. C'est alors là que l'on a mis sur l'adresse : "A l'hôpital de Blidah".

Pendant ce temps-là, moi je vous écrivais une lettre et lorsque vous l'aurez reçue, je pense que vous aurez été bien étonnés. J'ai touché mon mandat télégraphique, parce que l'on a que cinq jours pour les toucher, je n'ai pas touché l'autre.

Maintenant, parlons un peu de ma santé : je suis sorti de l'hôpital hier soir. Je vous aurais bien fait réponse plus tôt, mais je désirais vous écrire que lorsque je serais sorti de l'hôpital.

Vous vous serez dit bien des fois : "Oh ! qu'il doit s'ennuyer !"
Eh bien, non ! Je ne me suis pas ennuyé, mais si les 18 jours que j'ai passés à l'hôpital se sont passés promptement, c'est parce que j'étais à Blidah. Si j'avais été 18 jours à l'hôpital d'Aumale, je m'y serais bien ennuyé.

Il y a qu'une chose que je n'aimais pas, et, en effet de remède, il y a que celui-là que je prenais : c'est du quinine. Je ne sais pas si ça coupe les fièvres, mais ce n'est toujours bien pas agréable à prendre ! (1)

 

 

Enfin, ce qu'il y a de certain, c'est qu'à l'hôpital, on engraisse pas. Il y a beaucoup de mes camarades qui ne me reconnaissaient pas lorsque je suis sorti, mais j'espère rattraper cela (si la fièvre ne me reprend pas).

Lorsque j'étais à Aumale, un jour, j'écrivais une lettre à Dominique, du Pontereau. Il m'a fait réponse immédiatement. J'ai reçu sa lettre à la 3e étape en descendant d'Aumale. Elle m'a fait plaisir, car il m'a appris beaucoup de nouvelles de St Léger. Il m'a dit que la récolte avait été si mauvaise qu'il y avait beaucoup de cultivateurs qui avaient ramassé du grain que pour se nourrir. Vous ne m'en aviez rien dit, mais j'espère qu'à la prochaine lettre vous me direz cela. Il m'a dit aussi qu'il pensait se marier dans quelque temps, mais il ne m'a pas dit avec qui c'était. Je serais curieux de le savoir.

Vous me direz aussi si, de toute l'argent qui nous était due lorsque je suis parti, il vous en a été donné beaucoup, comme le sieur Humeau et compagnie.

Vous me direz aussi si le mur du jardin est fait, si il va y avoir du vin.

Sur votre lettre, j'ai appris que vous aviez encore la cocotte (2) : cela doit vous faire grand tort. Je me rappelle pourtant qu'en 1874, il y avait encore la cocotte, la même chose, et cependant l'on a encore gagné quelques sous. Vous me direz si vous l'avez encore, si les moutons sont chers.

Vous me direz si les soldats d'un an, ainsi que ceux de 5 ans, sont rentrés dans leurs foyers. La classe d'Afrique part le 1er novembre.

Vous me direz où est Zacharie : la dernière lettre qu'il m'a écrit, il me disait qu'il allait à Orléansville, et c'est mon bataillon qui y est. En ce moment, je ne sais pas où il est.

Je vous remercie beaucoup de vos mandats. Vous me pardonnerez si je vous ai pas fait réponse plus tôt, c'était pour vous faire savoir que j'étais sorti de l'hôpital. En ce moment, je suis au dépôt, je ne sais pas quand je partirai de Blidah.

Il y a autant d'oranges et de mandarines que l'année dernière, mais elles sont encore vertes.

En attendant le plaisir de recevoir de vos nouvelles, je suis votre fils qui vous aime et qui ne vous oubliera jamais.

Baudry Valentin, 1er Tirailleurs algériens, au dépôt à Blidah

 

(1) témoignage d'un ancien du 5e régiment de Chasseurs d'Afrique à Alger, quartier Margueritte, de 1946 à 1949 : "C'est de la quinine, un cachet blanc à prendre tous les jours contre le paludisme. Il existe aussi la quinacrine, jaune, à prendre aussi chaque jour, mais ce médicament agit sur le foie et les gens deviennent tout jaunes, et la novacrine. Le paludisme ne dure pas longtemps, mais il peut revenir. Les gens sont très malades. Vous tremblez, vous avez froid, il faut mettre beaucoup de couvertures. Ensuite vous avez chaud, il faut repousser les couvertures, vous avez une forte fièvre (40° et plus). Vous pouvez tout casser, vous avez une force incroyable. Il faut parfois deux, trois, quatre personnes pour vous tenir au lit. Pendant ce temps, vous perdez des kilos : en 8 jours, huit ou dix kilos au moins. Puis c'est fini, plus de forces au sortir du lit, au moins 8 jours pour se remettre sur pieds."
autre témoignage, d'un appelé de la guerre d'Algérie, en 1958 : "Un cachet de nivaquine, remède préventif contre le palu, était à prendre régulièrement. Ce cachet très amer était avalé en public, devant l'infirmier de la compagnie, qui s'assurait ainsi de la prise du médicament."

(1) la fièvre aphteuse

 

 

Blida / l'école primaire de garçons

 

 

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