Cherchell, le 3 décembre 1883
C'est au sujet du Tonkin. Tous les jours, l'on
disait :"Nous allons partir au Tonkin, nous allons partir au Tonkin,
(chouya (1)) nous allons bientôt descendre dans le port pour
prendre le navire ou, comme disent les arabes, le bâbord."
(2) Mais, à ce matin, nous avons su à
quoi nous en tenir. Voici ce qu'il y avait au rapport : il faut que
la compagnie fournisse 40 hommes pour le Tonkin. Il va y avoir un
tirage au sort et les numéros désignés, bien
entendu, faudra qu'ils marchent ! La compagnie fournit aussi quatre
caporaux et deux sergents. Le sergent-major a demandé à
plusieurs : "Veux-tu aller au Tonkin ?" Tous lui ont fait la
réponse qu'ils ne voulaient pas y aller. Il a dit aussi
à un sergent indigène : "Eh, Sliman (3), c'est toi qui va au
Tonkin." Mais il lui a répond : "Chef, je ne veux pas y aller
!" Alors le sergent-major leur a dit : "Vous ne
voulez pas y aller ben mezia (4), vous y irez bessif",
c'est-à-dire : "Vous ne voulez pas y aller de bon cœur, vous y
irez de force, vous tirerez, vous ferez comme l'askris, comme le
soldat." Dans toutes les compagnies, c'est la même
chose, le bataillon doit fournir 40 hommes par compagnie. Je n'ai pas
entendu parler des autres bataillons. Maintenant, il ne faut pas que cela vous donne
d'inquiétude. Pour moi, ça ne me fait rien : si je suis
désigné pour y aller, eh bien, j'irai ! Et puis, on dit
que les français n'y iront peut-être pas… Mais je vous écris cela afin que, si
toutefois j'y allais, vous n'ayez pas à dire que je vous ai
pas prévenus. Lorsque vous recevrez ma lettre, tout sera
décidé. Si j'y vais, vous recevrez une lettre d'ici
quelques jours. Si j'y vais pas, je vous écrirai qu'au 1er de
l'an. Ce qui a l'air de faire le plus de peine aux
indigènes, c'est la traversée. Aujourd'hui, la mer est
tout à fait mauvaise. Ils la regardent tout le temps et ils
disent : "Ah ! mon viou, être 45 jours dans le bâbord,
macache bono." (5) Le 1er bataillon a fait la traversée en 42
jours. Je suis en bonne santé et je
désire que ma lettre vous trouve tous tels qu'elle me quitte.
Votre fils qui vous aime et ne vous oublie pas.
Baudry V, 1er Tirailleurs, 2e bataillon, 2e
compagnie, Cherchell (1) "chouya" = dans quelque temps / "chouia"
= dans peu de temps (2) "le babor" = le bateau (3) le prénom Slimane (4) en fait, "bel mezia" (5) Ah ! mon vieux, être 45 jours dans
le bateau, ça n'a rien de bon. retour
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Faut-il lire : "d'ici peu, nous allons bientôt descendre dans
le port pour prendre le navire" ?