Cherchell, le 3 décembre 1883

 

Mes chers parents,

 

Lorsque j'ai reçu votre lettre le samedi 24 novembre, je m'étais proposé de ne pas vous écrire avant le 1er de l'an, mais la nouvelle que je viens d'apprendre me décide à vous écrire quelques mots pour vous en donner connaissance.

C'est au sujet du Tonkin. Tous les jours, l'on disait :"Nous allons partir au Tonkin, nous allons partir au Tonkin, (chouya (1)) nous allons bientôt descendre dans le port pour prendre le navire ou, comme disent les arabes, le bâbord." (2)

Mais, à ce matin, nous avons su à quoi nous en tenir. Voici ce qu'il y avait au rapport : il faut que la compagnie fournisse 40 hommes pour le Tonkin. Il va y avoir un tirage au sort et les numéros désignés, bien entendu, faudra qu'ils marchent ! La compagnie fournit aussi quatre caporaux et deux sergents.

Le sergent-major a demandé à plusieurs : "Veux-tu aller au Tonkin ?" Tous lui ont fait la réponse qu'ils ne voulaient pas y aller. Il a dit aussi à un sergent indigène : "Eh, Sliman (3), c'est toi qui va au Tonkin." Mais il lui a répond : "Chef, je ne veux pas y aller !"

Alors le sergent-major leur a dit : "Vous ne voulez pas y aller ben mezia (4), vous y irez bessif", c'est-à-dire : "Vous ne voulez pas y aller de bon cœur, vous y irez de force, vous tirerez, vous ferez comme l'askris, comme le soldat."

Dans toutes les compagnies, c'est la même chose, le bataillon doit fournir 40 hommes par compagnie. Je n'ai pas entendu parler des autres bataillons.

Maintenant, il ne faut pas que cela vous donne d'inquiétude. Pour moi, ça ne me fait rien : si je suis désigné pour y aller, eh bien, j'irai ! Et puis, on dit que les français n'y iront peut-être pas…

Mais je vous écris cela afin que, si toutefois j'y allais, vous n'ayez pas à dire que je vous ai pas prévenus. Lorsque vous recevrez ma lettre, tout sera décidé. Si j'y vais, vous recevrez une lettre d'ici quelques jours. Si j'y vais pas, je vous écrirai qu'au 1er de l'an.

Ce qui a l'air de faire le plus de peine aux indigènes, c'est la traversée. Aujourd'hui, la mer est tout à fait mauvaise. Ils la regardent tout le temps et ils disent : "Ah ! mon viou, être 45 jours dans le bâbord, macache bono." (5) Le 1er bataillon a fait la traversée en 42 jours.

Je suis en bonne santé et je désire que ma lettre vous trouve tous tels qu'elle me quitte.

Votre fils qui vous aime et ne vous oublie pas.

Baudry V, 1er Tirailleurs, 2e bataillon, 2e compagnie, Cherchell

 

(1) "chouya" = dans quelque temps / "chouia" = dans peu de temps
Faut-il lire : "d'ici peu, nous allons bientôt descendre dans le port pour prendre le navire" ?

(2) "le babor" = le bateau

(3) le prénom Slimane

(4) en fait, "bel mezia"

(5) Ah ! mon vieux, être 45 jours dans le bateau, ça n'a rien de bon.

 

 

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