Blidah, le 15 février 1883
Attendez encore un peu de temps, je vais vous
envoyer quelque chose que je suis sûr vous serez contents de
recevoir. Et alors, si vous voulez m'envoyer quelque chose, lorsque
vous aurez reçu mon colis, vous m'enverrez du fromage de
gruyère. J'ai reçu les 12 timbres que vous m'avez
envoyés et, par rapport à cela, vous vous figurez que
je n'ai plus d'argent. Jusqu'ici, j'en avais toujours eu, mais
ça commence à se tirer et, si vous voulez m'en envoyer,
ça me fera plaisir. Vous savez que, lorsque l'on est soldat, l'on
ne gagne guère d'argent et cependant, l'on est toujours
à même d'en dépenser. Il y en a qui avaient
apporté beaucoup plus d'argent que moi et cependant il y a
longtemps qu'ils en ont plus, et lorsque l'on est sans le sou, l'on
ne va pas loin. Maintenant, vous me demandez si j'ai
acheté une malle. Oui, j'en ai acheté une. Elle me
coûte cinq francs et, si j'en avais pas eu acheté, je ne
vous aurais pas demandé du beurre, car je n'aurais pas eu de
place pour le mettre. Je suis bien content d'avoir ma malle, je mets
beaucoup de choses dedans et ensuite, lorsque j'ai la clef dans ma
poche, je ne crains pas grand chose. J'ai aussi acheté une paire de souliers.
Sur votre lettre, vous me marquez que vous seriez heureux de savoir
quelle espèce de monde que c'est que je vous ai
envoyé. J'ai été content en apprenant que
Eugène, de la Bourie, avait un bon numéro. Lui aussi
doit en être content, car je suis sûr que dans son
année, il aura le temps d'en manger son content du
métier de soldat. Je ne vous parle pas des autres car leurs
numéros seront peut-être bien un peu courts. Maintenant parlons d'autre chose : parlons de
ce qui s'est passé depuis que je vous ai écrit la
dernière lettre. Nous avons eu une mauvaise semaine pour la
semaine du mardi-gras, et je vous réponds que je m'en
rappellerai longtemps de cette semaine-là. Le dimanche, le 4, je n'ai pas sorti, et il y
en avait bien d'autres que moi, car l'on s'attendait avoir repos le
mardi. L'on s'attendait donc à fêter le jour du
mardi-gras. Voilà que le lundi matin pour commencer la
semaine, l'on a d'abord eu deux heures d'escrime à la
baïonnette. Le tantôt à midi, l'on a eu une heure
de théorie. Après ça, l'on a eu une heure
d'escrime au fleuret, ce qui a eu lieu à la salle d'escrime.
A 2h, l'on est parti faire le service en
campagne. Lorsque l'on a été à une certaine
distance en campagne, il a fallu traverser une petite rivière
qui avait à peu près 3 ou 4 mètres de largeur.
En arrivant, le lieutenant qui était avec nous autres passe le
premier. Ensuite, il fallait bien passer, l'on allait dans l'eau
jusqu'aux genoux et, lorsque l'on a été passés,
les souliers étaient pleins d'eau. Le soir, l'on a
été de retour qu'à 5h, juste pour manger le
soupe, et le lendemain, jour du mardi-gras, il a fallu recommencer la
même chose que le lundi. Mais seulement, l'on ne traversait pas
de rivière (voilà le repos que l'on a eu le jour du
mardi-gras). Le lendemain, l'on a été en
marche militaire, avec sac au dos, armes et bagages. Le soir, l'on
est arrivé à 5h bien fatigués. Ensuite, il a
fallu se mettre à astiquer, parce que, pour la première
fois, l'on prenait la garde le lendemain. Le mercredi, jour des cendres, l'on a pris la
garde. J'ai fait 8h de faction, c'est-à-dire que j'ai
été 8h sac au dos, mais où que je me suis le
plus ennuyé, c'est la nuit de 11h à 1h. J'étais
à peu près à 200m du poste. Je vous
réponds que c'est dans ces moments que l'on trouve le temps
long. Le lendemain matin, à 9 h, l'on a
quitté la garde. Ensuite, l'on a encore eu exercice. Vous
voyez que l'on a fait un tout petit mardi-gras ! Maintenant, cette semaine, l'on a passé
l'examen. Je ne vous l'avais pas dit et cependant il y a longtemps
que je le savais. L'on nous a d'abord questionnés sur le
service des places, sur le service intérieur, sur le service
en campagne. Ensuite, à midi, ils nous ont fait faire le
maniement des armes. A 2h, l'on a eu l'escrime ; à 3h, l'on a
eu le gymnase. Ils nous ont questionnés sur toutes
espèces de choses. Maintenant, je ne sais pas si je serai
reçu ou pas, si je suis rayé du peloton d'instruction.
Mais si je suis rayé, je vais m'en aller rejoindre mon
bataillon qui est à Homald. Si je ne suis pas rayé, je
vais peut-être rester 2 ans à Blidah, car mon bataillon
qui est à Homald va revenir à Blidah au mois de
septembre et alors je resterai à Blidah. Je n'irai pas
à Homald mais je suis pas bien curieux d'y aller, car en ce
moment les fièvres y sont et y font de grands ravages.
Maintenant, que je vous parle un peu de
Zacharie : lui aussi était versé au 2e bataillon, mais
il a bien de la chance car il s'attend rentrer ordonnance et il sera
plus heureux que nous autres. Mais cependant, à présent que nos
classes sont finies, que l'on est passé à
l'école de compagnie, je pense que l'on sera plus heureux.
Jusqu'ici, je n'avais pas de goût pour apprendre la
théorie, mais si je ne suis pas rayé
d'élève caporal, il va bien falloir se mettre à
l'ouvrage. Je sais bien que, si je pouvais arriver au
grade de sergent, que je recevrais 3 francs 14 sous tous les cinq
jours et encore manger à la cantine. Je ne serais pas
malheureux, mais aussi, pour y arriver, c'est difficile. Enfin, le
temps se passe vite : voilà 3 mois que je suis parti. A la prochaine lettre, je vous expliquerai
comment se trouve posé Blidah. Ça se trouve au pied
d'une montagne. Je suis toujours en bonne santé et je
désire que ma lettre vous trouve tels qu'elle me quitte.
Votre fils pour la vie, Baudry V, Au 1er Tirailleurs algériens, 1er
bataillon, 2e compagnie, à Blidah, Algérie (1) probablement "barka",
c'est-à-dire : "c'est tout". Le burnous est un manteau
d'homme, en laine, à capuchon. retour
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Maintenant, sur votre lettre, vous me dites que si je veux avoir
d'autre beurre, que vous m'en enverrez. Cela est bon à
présent, parce que jusqu'ici, il n'a encore pas fait trop
chaud, mais vous savez qu'en Afrique, il fait plus chaud qu'en
France, et bientôt le beurre ne se conserverait pas.
Mais dans tous les cas, ce n'est pas parce que je n'ai plus d'argent
que je vous ai demandé des timbres, mais seulement c'est parce
que c'est ennuyeux lorsque il faut toujours courir chercher des
timbres.
Sur le portrait où il y a deux portraits, il y a un homme et
une femme. Sur l'autre portrait, c'est un homme arabe, mais
seulement, c'est un riche. Voilà comme les riches sont
habillés. Les autres, il y en a qui ont qu'un simple burnous,
barqua ! (1). Je le savais bien que je vous l'avais pas dit, et je
l'ai fait exprès, car je pensais bien que vous ne sauriez pas
ce que ça serait que ces portraits-là !
J'ai appris avec peine la mort de Jacques Huteau. Eux qui
étaient toujours en doute d'affermer l'Hermitage, dites-moi si
elle est affermée et qui c'est qui l'a affermée.
L'examen devait commencer lundi mais il y a eu du retard, et alors il
a commencé que le mardi. Moi, j'ai passé hier matin
à 8h. A cet examen, il y avait le gros major qui se trouvait
au milieu. De chaque côté se trouvaient un capitaine, un
lieutenant et sous-lieutenant.
Espérons qu'il passera encore plus vite plus tard, et qu'un
jour, je retournerai à St Léger en aussi bonne
santé que lorsque je l'ai quitté.
Rien autre chose, si ce n'est que vous vouliez bien avoir la
bonté de m'envoyer de l'argent.
Lire : "Ils avaient seulement un simple burnous."