Blidah, le 15 février 1883

 

Chers parents,

 

Je réponds à votre lettre que j'ai reçue lundi 12 et qui m'a fait plaisir en apprenant que vous étiez tous en bonne santé.
Maintenant, sur votre lettre, vous me dites que si je veux avoir d'autre beurre, que vous m'en enverrez. Cela est bon à présent, parce que jusqu'ici, il n'a encore pas fait trop chaud, mais vous savez qu'en Afrique, il fait plus chaud qu'en France, et bientôt le beurre ne se conserverait pas.

Attendez encore un peu de temps, je vais vous envoyer quelque chose que je suis sûr vous serez contents de recevoir. Et alors, si vous voulez m'envoyer quelque chose, lorsque vous aurez reçu mon colis, vous m'enverrez du fromage de gruyère.

J'ai reçu les 12 timbres que vous m'avez envoyés et, par rapport à cela, vous vous figurez que je n'ai plus d'argent. Jusqu'ici, j'en avais toujours eu, mais ça commence à se tirer et, si vous voulez m'en envoyer, ça me fera plaisir.

Vous savez que, lorsque l'on est soldat, l'on ne gagne guère d'argent et cependant, l'on est toujours à même d'en dépenser. Il y en a qui avaient apporté beaucoup plus d'argent que moi et cependant il y a longtemps qu'ils en ont plus, et lorsque l'on est sans le sou, l'on ne va pas loin.
Mais dans tous les cas, ce n'est pas parce que je n'ai plus d'argent que je vous ai demandé des timbres, mais seulement c'est parce que c'est ennuyeux lorsque il faut toujours courir chercher des timbres.

Maintenant, vous me demandez si j'ai acheté une malle. Oui, j'en ai acheté une. Elle me coûte cinq francs et, si j'en avais pas eu acheté, je ne vous aurais pas demandé du beurre, car je n'aurais pas eu de place pour le mettre. Je suis bien content d'avoir ma malle, je mets beaucoup de choses dedans et ensuite, lorsque j'ai la clef dans ma poche, je ne crains pas grand chose.

J'ai aussi acheté une paire de souliers. Sur votre lettre, vous me marquez que vous seriez heureux de savoir quelle espèce de monde que c'est que je vous ai envoyé.
Sur le portrait où il y a deux portraits, il y a un homme et une femme. Sur l'autre portrait, c'est un homme arabe, mais seulement, c'est un riche. Voilà comme les riches sont habillés. Les autres, il y en a qui ont qu'un simple burnous, barqua !
(1). Je le savais bien que je vous l'avais pas dit, et je l'ai fait exprès, car je pensais bien que vous ne sauriez pas ce que ça serait que ces portraits-là !

J'ai été content en apprenant que Eugène, de la Bourie, avait un bon numéro. Lui aussi doit en être content, car je suis sûr que dans son année, il aura le temps d'en manger son content du métier de soldat. Je ne vous parle pas des autres car leurs numéros seront peut-être bien un peu courts.
J'ai appris avec peine la mort de Jacques Huteau. Eux qui étaient toujours en doute d'affermer l'Hermitage, dites-moi si elle est affermée et qui c'est qui l'a affermée.

 

Blida / l'hôpital militaire

 

Maintenant parlons d'autre chose : parlons de ce qui s'est passé depuis que je vous ai écrit la dernière lettre. Nous avons eu une mauvaise semaine pour la semaine du mardi-gras, et je vous réponds que je m'en rappellerai longtemps de cette semaine-là.

Le dimanche, le 4, je n'ai pas sorti, et il y en avait bien d'autres que moi, car l'on s'attendait avoir repos le mardi. L'on s'attendait donc à fêter le jour du mardi-gras. Voilà que le lundi matin pour commencer la semaine, l'on a d'abord eu deux heures d'escrime à la baïonnette. Le tantôt à midi, l'on a eu une heure de théorie. Après ça, l'on a eu une heure d'escrime au fleuret, ce qui a eu lieu à la salle d'escrime.

A 2h, l'on est parti faire le service en campagne. Lorsque l'on a été à une certaine distance en campagne, il a fallu traverser une petite rivière qui avait à peu près 3 ou 4 mètres de largeur. En arrivant, le lieutenant qui était avec nous autres passe le premier. Ensuite, il fallait bien passer, l'on allait dans l'eau jusqu'aux genoux et, lorsque l'on a été passés, les souliers étaient pleins d'eau. Le soir, l'on a été de retour qu'à 5h, juste pour manger le soupe, et le lendemain, jour du mardi-gras, il a fallu recommencer la même chose que le lundi. Mais seulement, l'on ne traversait pas de rivière (voilà le repos que l'on a eu le jour du mardi-gras).

Le lendemain, l'on a été en marche militaire, avec sac au dos, armes et bagages. Le soir, l'on est arrivé à 5h bien fatigués. Ensuite, il a fallu se mettre à astiquer, parce que, pour la première fois, l'on prenait la garde le lendemain.

Le mercredi, jour des cendres, l'on a pris la garde. J'ai fait 8h de faction, c'est-à-dire que j'ai été 8h sac au dos, mais où que je me suis le plus ennuyé, c'est la nuit de 11h à 1h. J'étais à peu près à 200m du poste. Je vous réponds que c'est dans ces moments que l'on trouve le temps long.

Le lendemain matin, à 9 h, l'on a quitté la garde. Ensuite, l'on a encore eu exercice. Vous voyez que l'on a fait un tout petit mardi-gras !

Maintenant, cette semaine, l'on a passé l'examen. Je ne vous l'avais pas dit et cependant il y a longtemps que je le savais.
L'examen devait commencer lundi mais il y a eu du retard, et alors il a commencé que le mardi. Moi, j'ai passé hier matin à 8h. A cet examen, il y avait le gros major qui se trouvait au milieu. De chaque côté se trouvaient un capitaine, un lieutenant et sous-lieutenant.

L'on nous a d'abord questionnés sur le service des places, sur le service intérieur, sur le service en campagne. Ensuite, à midi, ils nous ont fait faire le maniement des armes. A 2h, l'on a eu l'escrime ; à 3h, l'on a eu le gymnase. Ils nous ont questionnés sur toutes espèces de choses.

Maintenant, je ne sais pas si je serai reçu ou pas, si je suis rayé du peloton d'instruction. Mais si je suis rayé, je vais m'en aller rejoindre mon bataillon qui est à Homald. Si je ne suis pas rayé, je vais peut-être rester 2 ans à Blidah, car mon bataillon qui est à Homald va revenir à Blidah au mois de septembre et alors je resterai à Blidah. Je n'irai pas à Homald mais je suis pas bien curieux d'y aller, car en ce moment les fièvres y sont et y font de grands ravages.

Maintenant, que je vous parle un peu de Zacharie : lui aussi était versé au 2e bataillon, mais il a bien de la chance car il s'attend rentrer ordonnance et il sera plus heureux que nous autres.

Mais cependant, à présent que nos classes sont finies, que l'on est passé à l'école de compagnie, je pense que l'on sera plus heureux. Jusqu'ici, je n'avais pas de goût pour apprendre la théorie, mais si je ne suis pas rayé d'élève caporal, il va bien falloir se mettre à l'ouvrage.

Je sais bien que, si je pouvais arriver au grade de sergent, que je recevrais 3 francs 14 sous tous les cinq jours et encore manger à la cantine. Je ne serais pas malheureux, mais aussi, pour y arriver, c'est difficile. Enfin, le temps se passe vite : voilà 3 mois que je suis parti.
Espérons qu'il passera encore plus vite plus tard, et qu'un jour, je retournerai à St Léger en aussi bonne santé que lorsque je l'ai quitté.

A la prochaine lettre, je vous expliquerai comment se trouve posé Blidah. Ça se trouve au pied d'une montagne.
Rien autre chose, si ce n'est que vous vouliez bien avoir la bonté de m'envoyer de l'argent.

Je suis toujours en bonne santé et je désire que ma lettre vous trouve tels qu'elle me quitte.

Votre fils pour la vie,

Baudry V,

Au 1er Tirailleurs algériens, 1er bataillon, 2e compagnie, à Blidah, Algérie

 

(1) probablement "barka", c'est-à-dire : "c'est tout". Le burnous est un manteau d'homme, en laine, à capuchon.
Lire : "Ils avaient seulement un simple burnous."

 

 

Blida / la porte Bab-el-Sebt et l'avenue de la Gare

 

retour accueil

lettre précédente

lettre suivante