Blidah, le 28 janvier 1883
D'où vient cela ? C'est que, pendant une
quinzaine de jours, la mer a été extrêmement
mauvaise et pendant la traversée, le balancement du navire a
fait pourrir leurs mandarines. J'en avais acheté 24, j'en ai
gardé 6 pour voir si elles se conserveraient bien. Elles sont
aussi fraîches que lorsque je les ai achetées. Les
mandarines viennent bien moins grosses que les oranges, l'on n'en
voit pas de plus grosses que celles que je vous ai envoyées.
Pour les oranges, vous me dites que vous les avez trouvé
belles, il y en a qui sont 3 fois plus grosses que celles que je vous
ai envoyées. Pour le citron, c'est la même chose, il y
en a qui sont plus gros que des boules à jouer. Pour les
fruits que je vous ai envoyés, ils m'ont coûté
six sous. Le prix commun des oranges, c'est 10 à 12 pour un
sou. J'ai reçu votre lettre jeudi et,
à ce matin à 10h, lorsque l'on venait de passer la
revue du colonel, j'ai reçu votre colis. Vous me dites que
vous avez été contents lorsque vous avez reçu
mes mandarines. Vous pouvez vous demander si moi aussi j'ai
été content lorsque j'ai vu tout ce qu'il y avait dans
la boîte. Il n'y a rien de perdu : le beurre est aussi
bon que celui que vous mangez à St Léger, les pommes
sont telles que vous les avez mises, les deux mouchoirs aussi, mon
almanach, tout y est. Ce n'est rien de vous dire comme j'ai
été content, surtout en voyant le beurre. Je me suis
dit : "A présent, l'on va toujours bien pas manger son pain
sec !" (car figurez-vous que l'on a pas gros de viande). Lorsque j'ai ouvert la boîte, tout le
monde venait voir, les arabes comme les autres. Les français
disaient : "Ah ! du beurre de France, il y a-t-il longtemps que j'en
ai pas mangé, il faudra toujours bien que tu m'en donnes un
peu !". Les arabes : "Djib !", cela veut dire : "Donne, donne
à moi, toujours bon camarade avec toi, moi !" Enfin, si j'avais eu voulu, j'en aurais pas eu
dix minutes, j'en aurais vu que du bleu. Si je vous ai demandé
du beurre, c'est parce que, à Blidah, il y en a pas. L'autre
jour, j'en ai vu, je ne sais pas quelle espèce de beurre
c'était ça. Je demande le prix : ils me l'ont fait
trois francs. C'est ce qu'il y a de plus cher; le beurre, à
Blidah. Maintenant, parlons un peu de mon métier
: l'on a toujours beaucoup d'ouvrage. A présent, l'on fait
l'école de tirailleurs. Pour cela, on va au champ de
manœuvres, l'on court se cacher, l'on tire six ou sept coups de
fusil, l'on court encore plus loin et l'on en fait autant. L'on a pas
fini, l'on a 6000 cartouches à tirer ! La semaine dernière, l'on a passé
la revue du général. A ce matin à 9h, l'on a
passé la revue du colonel, et c'est aussitôt
après la revue que j'ai reçu votre colis. Jeudi, j'ai reçu une lettre
d'Eugène Augereau, et hier j'en ai reçu une
d'André Soulard. Tous les deux, ils me disent qu'ils se
plaisent assez dans le métier, mais sur la lettre
d'André Soulard, je vois bien, sur ce qu'il me dit, qu'il ne
croit pas que je suis si loin de St Léger. Il faut que je vous dise aussi que, cette
semaine, l'on a eu trois jours de repos. Dimanche, lundi et mardi,
c'était la fête des arabes, je ne sais pas quelle
fête c'est, je n'en sais rien. Zacharie était avec moi et l'on se
disait : "Si l'on voyait cela chez nous, l'on ouvrirait les yeux !".
Envoyez-moi des timbres dans la prochaine
lettre, s'il vous plaît. Je suis toujours en bonne santé et je
désire que ma lettre vous trouve tels qu'elle me quitte.
Baudry V Au 1er Tirailleurs, 1er bataillon, 2e
compagnie, Blidah retour
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Enfin, ils l'appelaient la fête des bougies : les deux premiers
jours, je ne voyais rien de plus que les autres jours, mais le mardi,
dès à six heures du matin, l'on entendait les timbales.
La fête commençait à midi, elle se trouvait
à 6km de Blidah.
L'on y a été et c'est là que l'on en a vu, des
marabouts. Je ne peux pas vous dire tout ce que l'on a vu, le papier
me manque. Rien que ce que j'ai vu ce jour-là, il y aurait de
quoi faire un journal.