Je fais réponse à votre lettre que j'ai
reçue le 6 juillet et qui m'a fait plaisir car l'on aime
toujours recevoir des nouvelles du pays.
Parlons de ce qui s'est passé dans mon
régiment depuis la dernière lettre que je vous ai
écrite. Je vous dirai d'abord que le commandant du 4e
bataillon, qui en ce moment-ci est à Laghouat, est mort. Il
s'en allait en France voir sa famille, mais la maladie l'a surpris en
route, entre Laghouat et Blidah. En passant à Blidah, il y est
resté, pensant se remettre un peu, mais il est mort trois
jours après. Il a été transporté en
France, mais cependant, il a eu un enterrement à Blidah. Tous
les officiers ainsi que les soldats du 1er bataillon y assistaient.
L'on était en armes et sac au dos. Les commandants du 2e et du
3e bataillons y assistaient aussi, tous les officiers du 1er
Chasseurs d'Afrique, tous les officiers de la remonte de Blidah,
beaucoup d'officiers du 1er Zouaves. Jamais je n'ai plus vu
d'officiers.
L'enterrement a commencé à 4h et
n'a fini qu'à 7h. Je ne vous dirai pas comment tout cela s'est
passé, je n'en finirai pas. Notre colonel a fait un discours,
il y avait beaucoup d'indigènes qui pleuraient, parce que il
se paraît que le commandant du 4e bataillon est un homme qui,
comme le disait notre colonel dans son discours, savait se faire
aimer et estimer de tous ceux qui l'entouraient, même des
indigènes. Aussi, lorsque il y en avait qui avaient fini leur
congé, on leur disait : "Eh, kouya, macache rengagi. Macache
endar le 4e bataillon. Le 4e bataillon bono beseffe. Yen a le
commandant bon garçon !" (1)
Maintenant, parlons un peu du ramdam
(2), ce
qui en arabe veut dire carême. En ce moment, ils font leur
carême. Il a commencé le 1er juillet, mais auparavant de
le commencer, ils font comme en France, ils font mardi-gras.
Tous les soirs, il y avait des bals. J'ai
souvent été les voir, et je vous prie de croire qu'ils
m'ont fait rire. Tous les jours, à 7h et demie du soir, il est
tiré un coup de canon, et, aussitôt le coup parti, ils
commencent à manger. Ils ne mangent qu'à cette
heure-là, c'est un plaisir de les voir manger la couscousse !
Ils boivent et ne fument qu'à cette heure-là aussi, et
vous pouvez croire que c'est une grande privation pour eux de ne pas
pouvoir pas fumer. Mais ils sont rusés : afin de ne pas perdre
de temps lorsqu'ils ont fait "nacoul" (3), ils font des
cigarettes à l'avance et après, c'est eux qui fument.
Le soir dans la chambre, l'on ne se voit pas
dans la fumée de cigarettes. Leur ramdam dure un mois. A la
fin du ramdam, il sera tiré 21 coups de canon. Ils font leur
cuisine à part : ce qu'ils font le plus, c'est de la
couscousse (4), et je crois bien que cela les aide un peu à
faire le ramdam. En un mot, c'est curieux, le carême des arabes
!
|
le
couscous
|
Depuis la dernière lettre que je vous ai
écrit, il y a encore deux caporaux indigènes qui ont
été tués. Il y en a un qui a été
tué il y a une quinzaine de jours, l'autre a été
tué le 10 juillet.
Le matin, l'on était à
l'école de bataillon. En arrivant, l'on entendait encore dire
: "Il y a un caporal de la 1ère qui est tué !" et
c'était vrai. C'est le cuisinier qui a fait ce coup-là.
C'était le matin à 3h : il voulait sortir du sucre et
du café, afin de le vendre en ville. Le caporal a voulu
l'arrêter, et c'est à ce moment qu'il l'a frappé
de deux coups de couteau dans le ventre. Lorsque il a eu fait cela,
il a voulu se sauver, mais il n'y a pas arrivé. On l'a pris et
mis en cellule. Je pense qu'il va en avoir pour un peu de temps.
Le même jour, il était vers 8h du
matin, il y a un français qui voit deux cartouches dans la
cartouchière d'un indigène, son moukala (5) auprès. Que
voulait-il faire ? C'est ce que beaucoup se sont demandé. Le
tirailleur français qui avait vu ces deux cartouches-là
en rend compte au sergent de semaine qui fit immédiatement
faire la fouille. Quelques jours auparavant, dans notre chambre, il
avait été volé une paire de guêtres, on
les avait demandées, personne les avait vues. C'était
encore cet animal qui les avait. On l'a mis au laps (6) aussitôt. A
présent, il est en prévention de conseil.
Cet individu est de mon escouade, je ne me
serais pas défié de lui, mais tout cela fait bien voir
qu'il ne faut jamais avoir confiance en eux. Remarquez bien ceci :
moi, je suis aux tirailleurs, je suis content d'y être, le
costume me plaît bien et puis l'on a toujours le plaisir
d'être dans un régiment où il y en a pas
beaucoup, mais pour en encourager d'autres à y venir, non,
jamais ! Ce n'est pas du tout comme dans les autres régiments.
A-t-on vu quelquefois dans les autres régiments le soldat
faire carême ? Jamais.
Maintenant, parlons un peu de la fête
nationale qui a eu lieu samedi. Vendredi soir, il y a eu grande
retraite aux flambeaux. Samedi et dimanche, il y a eu grand bal, mais
cette fois-là, il n'était pas sur la place d'armes. Il
était sur le marché européen, c'était
à peu près comme aux fêtes de Blidah.
Blidah / le
marché européen
Samedi à 6h, toutes les troupes de
Blidah ont passé la revue. L'on était en grande tenue
et sac au dos, c'est le colonel des chasseurs qui l'a passée.
Il a été reconnu commandeur de la légion
d'honneur. Tous les drapeaux y étaient, mais c'est celui des
tirailleurs qui est le plus beau. Maintenant, dans ces
jours-là, comme soldat, l'on était pas trop mal, l'on a
eu deux quarts de schrab (vin) (7).
Maintenant, parlons un peu d'autre chose :
Francis veut que je lui dise comment est l'eau de la mer. Je
profiterai de cela pour vous raconter mon voyage à travers la
Méditerranée. Nous nous sommes embarqués le
lundi soir à 9h et, à 10h, l'on a levé l'ancre.
Je me suis couché, j'étais si tellement accablé
par le sommeil que j'ai dormi toute la nuit.
Le lendemain matin, lorsque je me suis
réveillé, il était vers 6h, je ne savais plus
d'où j'en étais. Je regardais tout autour de moi, mais
je ne voyais que de l'eau. Peu de temps après, j'avais le mal
de mer, c'est une maladie qui fait bien souffrir, mais qui n'est pas
dangereuse, et puis ça ne dure pas longtemps.
Vers midi, l'on a aperçu la terre, je croyais que l'on
arrivait à Alger, mais ce n'était simplement que des
petites îles, qui se nomment les îles Baléares.
Mais une fois que l'on a eu
dépassé ces îles, la mer est devenue mauvaise.
Ils nous ont tous fait descendre dans la cale, c'est-à-dire au
fond du navire, mais moi je n'y est pas été longtemps,
j'ai remonté sur le pont. Il y avait peut-être une
demi-heure que j'y étais lorsque, tout à coup, il
arrive une vague qui passe par-dessus le pont, j'ai bu un bon coup et
je vous prie de croire que l'eau n'est pas bonne !
Mais cependant, elle s'est calmée un
peu, et c'est à partir de ce moment que j'ai pu examiner et me
rendre compte de ce que c'était que la mer. De temps à
autre, l'on voyait des marsouins qui suivaient le navire. Maintenant,
je ne sais pas si l'eau de la mer est bleue. A la voir en pleine mer,
on dirait qu'elle serait brouillée, elle ressemble
plutôt à de l'eau de mare.
Je veux vous demander une chose : c'est un
gilet de peau. Si ça ne pèse pas trop, mettez-y une
chemise, mais qu'elle n'ait pas de col.
En Afrique, il y en a beaucoup qui ont des douleurs. Quand même
que l'on ne fait rien, l'on a chaud, l'on transpire et les chemises
sont toujours mouillées.
Il y a un chasseur qui est venu avec moi, qui est
réformé à cause des douleurs qu'il a eues depuis
qu'il est à Blidah. Il est de Botz. Samedi dernier, je lui ai
parlé. Il m'a dit qu'il irait à Cholet et qu'il irait
vous souhaiter le bonjour. Il s'attend partir vendredi.
Lorsque vous m'écrirez, vous me direz si
mon oncle Jean a reçu le colis que je lui ai envoyé.
Vous me direz aussi si le commerce va bien. Vous me direz si Louis
Lumineau fait un soldat. Vous me direz si le jeune homme de
Bégrolles dont je vous ai parlé est de la classe, car
si il est pas de la classe, je n'irai pas le voir.
Nous allons passer nos derniers examens dans
les premiers jours d'août. Il est question que l'on rejoindra
nos bataillons aussitôt ces examens passés.
A l'instant où je suis pour terminer la
lettre, je reçois une lettre de Zacharie. Il y a bientôt
un mois qu'il m'avait écrit. Je ne lui avais pas encore rendu
réponse d'autre que hier, de sorte que, lorsque j'ai
reçu sa lettre, lui aura reçu la mienne
également.
Voici ce qu'il me dit : il me dit d'abord qu'il croit que je suis
contrarié avec lui, parce que je ne lui ai pas fait
réponse. C'est vrai que j'ai été un peu long,
puisqu'il m'avait dit de lui faire réponse tout de suite. Il
me dit aussi que l'ordonnance qui est avec lui, Riou, s'en retourne
en France, qu'il en faut un pour le remplacer, et que, si c'est mon
goût, mon idée, que je pourrais y arriver, qu'il serait
content que je serais ordonnance avec lui. Mais il me dit aussi
d'examiner ma conscience. C'est ce que je vais faire. Il me dit de
lui rendre réponse immédiatement, afin qu'il sache
à quoi s'en tenir. C'est ce que je ferai demain.
Maintenant, parlons un peu de cela ensemble :
mon idée en ce moment n'est pas d'être ordonnance. Il y
a 6 mois, oui, j'aurais été content de trouver une
place comme j'en trouve une en ce moment. Mais, à
présent que j'ai appris toutes les théories, que j'ai
tant manœuvré le moukala, je préfère rester
comme je suis. Je vais demander à aller dans son bataillon, je
pense que je serai accepté.
Rien autre chose pour le moment, si ce n'est
que je suis toujours en bonne santé et que je désire
que ma lettre vous trouve tous de même.
En attendant le plaisir de recevoir de vos
nouvelles, je suis votre fils qui ne vous oublie pas.
Baudry V, 1er Tirailleurs algériens, 1er
bataillon, 2e compagnie, Blidah, Algérie
(1) "Mon frère, il n'y a pas de
rengagé. Pas la peine d'y compter sur le 4° bataillon. Le
commandant est un bon garçon."
(2) "ramdam" pour ramadan, mois de
jeûne chez les musulmans. Ils s'abstiennent alors de boire,
manger, fumer et d'avoir des rapports sexuels du lever au coucher du
soleil, et ce durant 30 jours. Chaque année, le ramadan est
avancé de 11 jours. Il n'est jamais à la même
période.
(3) nacoul = je mange ; ici donc,
"lorsqu'ils ont fait nacoul" = lorsqu'ils ont
mangé.
(4) le couscous, c'est bien connu en France
; à l'époque, certainement pas du tout !
(5) un moukahla = un fusil
(6) en fait, "au habs" = en
prison
(7) en fait, "chrab" = alcool,
vin
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