Blidah, le 2 octobre 1883

 

Mes chers parents,

 

Je vous écris deux mots pour vous donner de mes nouvelles. Nous avons quitté Aumale le 22. Le premier jour, nous avons fait 29 grands kilomètres, le deuxième 27.

La 3e étape est un peu moins longue, mais nous étions très mal campés, et il fallait faire plus d'un kilomètre pour avoir de l'eau. Et puis, avec ça, ce jour-là nous avons pas touché de pain, nous avons mangé que du biscuit.

A la 4e étape, c'est là que nous avons été le mieux : où nous nous sommes arrêtés, il y avait de tout, c'était le jour du marché. Il y avait plus de 4 000 moutons et chèvres, j'ai demandé le prix d'un à un sidi (1). Il me goule :"Seta doros" (2). En France, il aurait valu plus cher que ça.

 

 

 

 

rentrée du troupeau

 

 

La 5e étape n'était pas longue et la 6e, nous sommes arrivés à Blidah.

On nous a conduits en baraquement. On a conduit la 2e compagnie où était la 2e compagnie du 1er bataillon. Lorsque j'ai vu toutes ces chambres désertes, ça m'a fait de la peine : je pensais dans tous ces anciens camarades. Je voyais l'endroit où j'avais couché pendant tout le temps que j'avais été à Blidah, et je me disais : "Si j'avais pas été à Aumale, peut-être que j'aurais pas eu les fièvres, mais aussi je serais comme les autres : parti pour le Tonkin."

Il se paraît qu'il y en avait beaucoup que ça leur faisait rien de partir, mais le jour avant le départ, le commandant les a fait rassembler. Il leur a dit qu'il s'attendait mettre 45 jours pour faire le voyage, mais qu'en arrivant il fallait qu'ils s'attendent à se battre. Il leur a dit aussi : "Nous aurons avec nous le 3e Tirailleurs et la légion étrangère, mais j'espère que le 1er Tirailleurs saura se montrer." Tous les officiers du 1er bataillon y sont partis, ainsi que notre lieutenant-colonel.

Maintenant, chers parents, le premier jour de mon arrivée à Blidah, je ne me trouvais de rien. A Blidah, le bataillon a fait séjour. Mais le deuxième jour, j'ai encore eu la fièvre, je me suis fait porter malade et, le lendemain matin, je suis rentré à l'hôpital. Ne vous faites pas de chagrin pour cela, j'espère que je n'y serai pas longtemps. Lorsque vous recevrez ma lettre, j'y serai peut-être plus.

En partant d'Aumale, j'avais pas beaucoup d'argent et si peu que j'en avais, je l'ai dépensé en route. A présent je suis, comme disent souvent les arabes, "mesquine béseffe" (3), j'ai pas un sou. Si vous voulez bien m'en envoyer quelques-uns, je les recevrai avec plaisir.
Je n'oublie pas que le commerce ne sera pas fait, mais j'espère que, malgré cela, vous me refuserez pas, car je serais bien content si j'avais de l'argent lorsque je serai sorti de l'hôpital, afin de reprendre un peu de force.

Depuis que j'ai les fièvres, j'ai beaucoup changé. J'ai toujours porté mon sac, mais ce n'a pas été sans me gêner. C'est triste que de voyager avec le bataillon ! On est bien éreinté par le sac, mais ce qui vous fait le plus souffrir, c'est la soif, et ensuite les pieds, et personne n'était reconnu par les pieds !

Je vous avais dit que j'irais à Ténès, mais je fais partie du 1er peloton, et le capitaine a demandé à ce que le 1er irait à Cherchell, ce qui fait que j'irai à Cherchell et non pas à Ténès. De Blidah à Ténès, il y a 200 kilomètres et aller à Cherchell, il y a que trois étapes.

Vous me pardonnerez si c'est mal écrit : je n'ai pas la main bien sûre.

Réponse le plus tôt possible.

Je désire que vous soyez tous en bonne santé.

En attendant le plaisir de recevoir de vos nouvelles, je suis votre fils qui vous aime et qui pense toujours en vous.

Baudry Valentin, 1er régiment de tirailleurs algériens, à l'hôpital de Blidah, Algérie

 

(1) à un monsieur

(2) 6 francs

(3) "meskine" = le pauvre, et "bezef" = beaucoup, donc plus rien en poche

 

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