Aumale (1), le 22 août 1883

 

Chers parents,

 

Je m'empresse de vous écrire deux mots pour vous faire savoir de mes nouvelles et en même temps pour en recevoir des vôtres. Je ne suis plus à Blidah, je l'ai quittée le 17 et, le 21, je suis arrivé à Aumale.

Que je vous parle un peu de ce voyage : la route est longue et fatigante, c'est triste que de voyager en Afrique, et surtout dans des pays comme nous avons passé. L'on fait souvent 15km sans voir une maison qui ressemble à une maison française.
Ce que l'on voit, c'est quelques gourbis et, de temps à autre, quelques bandes de chameaux. Ce que l'on entend, c'est le cri des chacals mêlés aux cris des hyènes et des panthères. Ce que l'on trouve : à peu près rien, même pas de l'elma
(2).

 

 

Nous sommes partis de Blidah le vendredi 17 à 1h du matin. La première étape est de 32 km, nous y sommes arrivés à 8h. Nous sommes repartis le soir à 6h.
A minuit, nous arrivions à la 2e étape qui est de 24 km : il était que temps car vous pouvez croire que lorsqu'on a fait 56km dans la même journée et le sac sur le dos, l'on commence à être fatigué...

Notre détachement était composé de 20 personnes. Dès le 2e jour, il y en avait plusieurs qui ne pouvaient plus marcher, ils ont monté en cacollet (3). Arrivés à un certain endroit, il y a un arabe qui a demandé à transporter nos sacs jusqu'à Aumale, moyennant la somme de 2 francs 50 chacun. On s'est tous empressés de les lui donner ; ensuite, ça marchait mieux.
Cependant, sur 20 que nous étions, il y en a que 9 qui ont toujours marché à pied. Moi, je me suis trouvé de ce nombre-là, et je suis arrivé à Aumale un peu fatigué, il est vrai, mais je pouvais toujours dire que j'avais fait la route à pied !

Nous avons fait plus de 70km, rien que dans les montagnes, et l'on voyageait que la nuit. Ce n'était pas trop agréable. Je ne vous en parle pas davantage, de ce voyage. Mais, craindre de l'oublier, j'ai tout inscrit sur mon carnet.

 

Aumale / vue générale

 

Maintenant parlons un peu d'Aumale : heureusement que je n'y resterai pas longtemps car c'est bien à peu près comme les pays que j'ai vus en route. C'est triste et, avec ça, c'est très malsain. Les fièvres y sont. C'est impossible de croire les malades qu'il y a, civils et militaires. Il y a que 24h que j'y suis, mais j'en ai déjà soupé ! Houara, Blidah, houara ? (4) C'est bien comme disent les indigènes :"Y en a l'Afrique bono, mais aussi y en a l'Afrique macache bono" (5), je m'en suis aperçu depuis quelques jours.

Maintenant, pour le bataillon, je ne vous en dirai rien : je n'ai encore pas eu le temps de l'apprécier.

 

Aumale / la porte d'Alger

 

J'ai reçu les 20 francs que vous m'aviez envoyés le même jour que vous les avez mis à la poste, c'est-à-dire le lundi soir, je les ai touchés le mercredi. Je vous en remercie beaucoup, ça m'a fait grand plaisir. Vous me ferez réponse le plus tôt possible afin que je puisse vous écrire une autre lettre, avant que je retourne à ce regretté Blidah.

Je ne me sens plus des fatigues de la route. Je suis toujours en bonne santé et je désire que ma lettre vous trouve tous tels qu'elle me quitte.

En attendant le plaisir de recevoir de vos nouvelles, je suis votre fils qui vous aime et ne vous oublie pas.

Baudry Valentin, 1er Tirailleurs algériens, 2e bataillon, 2e compagnie, Aumale, Algérie

Comme je portais ma lettre à la poste, l'on me donne une lettre. Rien de plus pressé que de la décacheter : c'était la lettre que vous m'aviez écrit le 13 août. Elle avait été à Blidah et, ne m'y trouvant pas, elle a été à Alger. Ensuite, elle est venue me trouver à Aumale. Heureusement que le mot "subsistance" était sur l'adresse !

Il y en a rien que un qui a été par la voiture, c'est difficile, il faut venir passer par Alger.

Les six timbres sont bien dans la lettre.

Dans ce voyage, j'ai pensé bien des fois dans Francis. J'espère qu'il voudra bientôt m'envoyer de son écriture. Si il avait vu ce que j'ai vu dimanche !

 

(1) Aumale et Homald dont parlait Valentin sont très sûrement la même ville.

(2) elma = eau

(3) en fait, un cacolet est un double siège à dossier, fixé sur le bât d'un mulet, pour transporter les voyageurs ou les blessés. Est-ce la réponse ?
En langage "escalade", on peut confectionner un cacolet de fortune à l'aide d'une corde ; un porteur alors transporte le blessé.

cacolet de fortune

(4) En fait, "Ouarah, Blidah, ouarah ?", ce qui signifie "Où es-tu, Blida, où es-tu ?"
Valentin exprime ses regrets pour Blida où il était bien plus à l'aise.

(5) Il existe une bonne Afrique et une mauvaise Afrique.

 

Aumale / la grand'rue

Aumale / le quartier central 

 

Aumale / le quartier militaire

Aumale / le quartier mozabite

 

 

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