Je réponds à votre lettre que j'ai
reçue hier, et qui m'a fait plaisir car l'on aime toujours
à recevoir des nouvelles de chez soi, et en même temps
à apprendre des nouvelles du pays.
Sur les lettres précédentes, je
vous avais dit que notre examen devait commencer le 15 mai.
Aujourd'hui, je vous dirai qu'il commence mardi, il y a eu du
changement. J'ai été pendant quelques jours que je
croyais bien quitter Blidah, puisque l'on disait que l'on allait tous
s'en aller rejoindre son bataillon. Mais je crois que cela est faux,
parce que il y a que ceux qui appartiennent au 4e bataillon, qui en
ce moment est à Laghouat, qui passent l'examen le 1er mai. Et
le 5, ils partiront.
Maintenant, je ne sais tout de même pas
si je partirai pas à Homald après les examens
passés, qui probablement auront lieu vers le milieu de la
semaine prochaine. Enfin, jusqu'ici, il n'y a rien d'assuré,
mais si toutefois j'y allais, je vous en donnerais connaissance
aussitôt. Dans le métier de militaire, l'on est comme le
voyageur : aujourd'hui l'on est ici, demain l'on est
ailleurs...
Hier soir, j'ai sorti en ville avec Zacharie et
l'ordonnance qui est avec lui, car quand l'on sort, l'on sort souvent
ensemble. L'on a parlé longtemps des changements de garnison.
Eux s'attendent quitter Blidah bientôt pour aller à la
3e compagnie du 4e bataillon, qui en ce moment-ci est à
Tizi-Ouzou (1), parce que leur capitaine, qui est capitaine
trésorier à Blidah, va remplacer le capitaine de la
compagnie dite plus haut, qui passe commandant.
Tout en parlant de ce que je vous ai dit plus
haut, ils ont dit : "Il faut que tu demandes à changer de
bataillon et que tu viennes avec nous autres" […] (2) des fois que
Zacharie m'en parle, car si je vais au 2e bataillon et lui au 3e,
l'on se reverra peut-être pas de notre congé. C'est pour
cela qu'ils voudraient me faire entrer au 3e bataillon.
Maintenant, avec tout cela, je ne sais
guère comment faire. Il se paraît que la 2e compagnie du
2e bataillon, c'est-à-dire ma compagnie à l'avenir, est
une bonne compagnie. Si je change et que je sois malheureux, j'en
aurai regret. Le mieux, c'est encore d'aller où que l'on est
appelé.
Moi, j'ai été en doute de devancer l'appel, je ne l'ai
pas fait et aujourd'hui j'en suis content. Zacharie a eu de la chance
d'entrer ordonnance, et surtout ordonnance d'un capitaine comme il en
a un. Et puis, avec ça, celui qui est avec lui, c'est un bon
garçon aussi, un garçon qui connaît vivre, en un
mot qui a de la conduite. Aussi, il passe un congé pas
malheureux, il est forcé de le dire lui-même puisque,
hier soir, il le disait encore.
Sur les lettres précédentes, je
vous ai souvent dit : "Je voudrais bien être pas
élève caporal." Mais aujourd'hui, c'est tout le
contraire, je suis content d'y être, et je regrette de n'y
avoir pas porté plus d'attention que je faisais dans les
premiers temps. Aujourd'hui, toutes les théories sont
passées et repassées, et j'espère que, à
cet examen, j'aurai des notes, sinon meilleures, tout aussi bonnes
qu'au 1er examen que l'on a passé.
Enfin, ne vous faites pas de souci parce que je
suis soldat, je ne suis pas malheureux. Des corvées, je n'en
fais pas beaucoup (tous les élèves caporaux n'en font
pas). La corvée de quartier, je l'ai encore fait qu'une fois.
La salle de police, je ne sais encore pas comment elle est faite. Ce
que j'ai eu, c'est trois jours de consigne.
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Blida / la
mosquée
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Il va y avoir des fêtes qui dureront 3 ou
4 jours. Il se paraît que ça va être joli. Aussi,
il se fait de grands préparatifs, il va y avoir des courses
qui auront lieu sur le champ de manœuvres. L'autre jour, l'on y
était à faire l'exercice. Les jockeys exerçaient
déjà leurs chevaux, et je vous prie de croire que
ça marchait. Le champ de manœuvres de Blidah
est […]
(2) comme
celui de Cholet. Les fêtes commenceront le 12 ou 13 mai.
J'ai reçu votre mandat et les timbres
que vous m'avez envoyés, ce qui m'a fait plaisir. Avec cela,
je vais acheter une paire de bottines et une paire de guêtres
de fantaisie, afin de me mettre à hauteur des autres pour
passer les fêtes.
Dans les fêtes de Pâques, il y en
aura sans doute quelques-uns qui auront été en
permission, cela je n'en doute pas. Depuis un peu de temps,
voilà plusieurs tirailleurs de Blidah qui s'en vont passer un
mois en France. Cette semaine, il y en a encore un qui y est parti,
il était habillé en fantaisie, et aussi il avait l'air
d'un vrai tirailleur. […] (2)
est bien, comme quand l'on est civil,
l'on aime toujours la fantaisie, et surtout dans le costume des
tirailleurs, où il est si facile d'en faire.
L'autre soir, il y a des tirailleurs
indigènes de ma chambre qui se sont battus, ils étaient
pleins d'absinthe. Le caporal de semaine, le sergent de semaine
étaient là, mais ils les séparaient pas vite. Il
y en a 3 ou 4 qui ont dégainé, les hommes de garde ont
arrivé, les ont un peu calmés. Et ensuite, il fallait
se mettre en tenue pour aller à la boîte (3), mais je vous prie de
croire qu'ils en disaient des : "Macache, macache." (4) Le sergent avait beau
dire : "Escoute, escoute !" (5), mais ça ne
faisait pas grand chose. Tout cela est arrivé dans la chambre
[…]
[il manque certainement une page]
(1) à l'est d'Alger
(2) illisible (trous de mites)
Le costume des tirailleurs algériens se composait,
entre autres, de la chéchia rouge et du seroual (ou
saroual) bleu (sorte de pantalon bouffant) avec une large
ceinture rouge et, par-dessus, le ceinturon de cuir.
(3) "la boîte" pourrait
être un bar à soldats ou un bordel, les soldats
se mettaient alors en tenue de sortie en ville (concernant
Valentin, nous n'osons envisager la 2e solution, ou à
tout le moins qu'il l'écrive à ses parents !
d'autant que les Européens n'étaient pas
autorisés à y aller !)
"la boîte" pourrait tout aussi bien être le
poste de police de la caserne ou la cellule de la prison,
où les coupables n'ont pas envie de se rendre : les
tirailleurs ivres doivent se mettre dans la tenue
adéquate pour aller s'y calmer et s'y dégriser
!
L'écriture de Valentin garde parfois sa part
d'ombre...
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(4) "macache" = pas du tout / ici,
probablement, "y'a rien", "c'est rien" (ils refusent d'aller au
poste)
(5) Tais-toi, tais-toi !
Blida / le boulevard
Trumelet (1902)
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