Blidah, le 29 avril 1883

 

Chers parents,

 

Je réponds à votre lettre que j'ai reçue hier, et qui m'a fait plaisir car l'on aime toujours à recevoir des nouvelles de chez soi, et en même temps à apprendre des nouvelles du pays.

Sur les lettres précédentes, je vous avais dit que notre examen devait commencer le 15 mai. Aujourd'hui, je vous dirai qu'il commence mardi, il y a eu du changement. J'ai été pendant quelques jours que je croyais bien quitter Blidah, puisque l'on disait que l'on allait tous s'en aller rejoindre son bataillon. Mais je crois que cela est faux, parce que il y a que ceux qui appartiennent au 4e bataillon, qui en ce moment est à Laghouat, qui passent l'examen le 1er mai. Et le 5, ils partiront.

Maintenant, je ne sais tout de même pas si je partirai pas à Homald après les examens passés, qui probablement auront lieu vers le milieu de la semaine prochaine. Enfin, jusqu'ici, il n'y a rien d'assuré, mais si toutefois j'y allais, je vous en donnerais connaissance aussitôt. Dans le métier de militaire, l'on est comme le voyageur : aujourd'hui l'on est ici, demain l'on est ailleurs...

Hier soir, j'ai sorti en ville avec Zacharie et l'ordonnance qui est avec lui, car quand l'on sort, l'on sort souvent ensemble. L'on a parlé longtemps des changements de garnison. Eux s'attendent quitter Blidah bientôt pour aller à la 3e compagnie du 4e bataillon, qui en ce moment-ci est à Tizi-Ouzou (1), parce que leur capitaine, qui est capitaine trésorier à Blidah, va remplacer le capitaine de la compagnie dite plus haut, qui passe commandant.

Tout en parlant de ce que je vous ai dit plus haut, ils ont dit : "Il faut que tu demandes à changer de bataillon et que tu viennes avec nous autres" […] (2) des fois que Zacharie m'en parle, car si je vais au 2e bataillon et lui au 3e, l'on se reverra peut-être pas de notre congé. C'est pour cela qu'ils voudraient me faire entrer au 3e bataillon.

Maintenant, avec tout cela, je ne sais guère comment faire. Il se paraît que la 2e compagnie du 2e bataillon, c'est-à-dire ma compagnie à l'avenir, est une bonne compagnie. Si je change et que je sois malheureux, j'en aurai regret. Le mieux, c'est encore d'aller où que l'on est appelé.
Moi, j'ai été en doute de devancer l'appel, je ne l'ai pas fait et aujourd'hui j'en suis content. Zacharie a eu de la chance d'entrer ordonnance, et surtout ordonnance d'un capitaine comme il en a un. Et puis, avec ça, celui qui est avec lui, c'est un bon garçon aussi, un garçon qui connaît vivre, en un mot qui a de la conduite. Aussi, il passe un congé pas malheureux, il est forcé de le dire lui-même puisque, hier soir, il le disait encore.

Sur les lettres précédentes, je vous ai souvent dit : "Je voudrais bien être pas élève caporal." Mais aujourd'hui, c'est tout le contraire, je suis content d'y être, et je regrette de n'y avoir pas porté plus d'attention que je faisais dans les premiers temps. Aujourd'hui, toutes les théories sont passées et repassées, et j'espère que, à cet examen, j'aurai des notes, sinon meilleures, tout aussi bonnes qu'au 1er examen que l'on a passé.

Enfin, ne vous faites pas de souci parce que je suis soldat, je ne suis pas malheureux. Des corvées, je n'en fais pas beaucoup (tous les élèves caporaux n'en font pas). La corvée de quartier, je l'ai encore fait qu'une fois. La salle de police, je ne sais encore pas comment elle est faite. Ce que j'ai eu, c'est trois jours de consigne.

 

 

 

 

 

 

 

 

Blida / la mosquée

 

Il va y avoir des fêtes qui dureront 3 ou 4 jours. Il se paraît que ça va être joli. Aussi, il se fait de grands préparatifs, il va y avoir des courses qui auront lieu sur le champ de manœuvres. L'autre jour, l'on y était à faire l'exercice. Les jockeys exerçaient déjà leurs chevaux, et je vous prie de croire que ça marchait. Le champ de manœuvres de Blidah est […] (2) comme celui de Cholet. Les fêtes commenceront le 12 ou 13 mai.

J'ai reçu votre mandat et les timbres que vous m'avez envoyés, ce qui m'a fait plaisir. Avec cela, je vais acheter une paire de bottines et une paire de guêtres de fantaisie, afin de me mettre à hauteur des autres pour passer les fêtes.

Dans les fêtes de Pâques, il y en aura sans doute quelques-uns qui auront été en permission, cela je n'en doute pas. Depuis un peu de temps, voilà plusieurs tirailleurs de Blidah qui s'en vont passer un mois en France. Cette semaine, il y en a encore un qui y est parti, il était habillé en fantaisie, et aussi il avait l'air d'un vrai tirailleur. […] (2) est bien, comme quand l'on est civil, l'on aime toujours la fantaisie, et surtout dans le costume des tirailleurs, où il est si facile d'en faire.

L'autre soir, il y a des tirailleurs indigènes de ma chambre qui se sont battus, ils étaient pleins d'absinthe. Le caporal de semaine, le sergent de semaine étaient là, mais ils les séparaient pas vite. Il y en a 3 ou 4 qui ont dégainé, les hommes de garde ont arrivé, les ont un peu calmés. Et ensuite, il fallait se mettre en tenue pour aller à la boîte (3), mais je vous prie de croire qu'ils en disaient des : "Macache, macache." (4) Le sergent avait beau dire : "Escoute, escoute !" (5), mais ça ne faisait pas grand chose. Tout cela est arrivé dans la chambre […]

[il manque certainement une page]

 

(1) à l'est d'Alger

(2) illisible (trous de mites)
Le costume des tirailleurs algériens se composait, entre autres, de la chéchia rouge et du seroual (ou saroual) bleu (sorte de pantalon bouffant) avec une large ceinture rouge et, par-dessus, le ceinturon de cuir.

(3) "la boîte" pourrait être un bar à soldats ou un bordel, les soldats se mettaient alors en tenue de sortie en ville (concernant Valentin, nous n'osons envisager la 2e solution, ou à tout le moins qu'il l'écrive à ses parents ! d'autant que les Européens n'étaient pas autorisés à y aller !)
"la boîte" pourrait tout aussi bien être le poste de police de la caserne ou la cellule de la prison, où les coupables n'ont pas envie de se rendre : les tirailleurs ivres doivent se mettre dans la tenue adéquate pour aller s'y calmer et s'y dégriser !
L'écriture de Valentin garde parfois sa part d'ombre...

(4) "macache" = pas du tout / ici, probablement, "y'a rien", "c'est rien" (ils refusent d'aller au poste)

(5) Tais-toi, tais-toi !

 

 

 

Blida / le boulevard Trumelet (1902)

 

retour accueil

lettre précédente

lettre suivante