Blidah, le 3 juin 1883

 

Mes chers parents,

 

Vous trouverez sans doute que j'ai été un peu long à vous rendre réponse, mais il ne faut pas que cela vous déplaise. C'est parce que je voulais vous écrire et, en même temps, vous envoyer le résumé des fêtes qui ont eu lieu à Blidah. Ce résumé, je l'ai fait et je vous l'envoie, je pense qu'il vous fera plaisir.

Parlons d'abord de mon examen qui a eu lieu beaucoup plus tôt que je m'attendais, puisque nous l'avons passé le 2 mai, deux jours après que je vous avais écrit. Lorsque vous avez reçu ma lettre, notre examen était passé.

Je vais vous dire comment cela s'est passé. Figurez-vous le tirage au sort, c'était à peu près la même chose. Il y a d'abord les capitaines de chaque compagnie qui ont tiré pour savoir la compagnie qui passerait la première, c'est la 1ère compagnie qui a passé la 1ère, la mienne la 2e. Dans chaque compagnie, l'on passait par lettre alphabétique. Le premier de notre compagnie qui a passé, c'est un nommé Bachelet, le 2e, c'est un nommé Barnard, le 3e, c'était moi. Il y avait des numéros que l'on tirait. Sur chaque numéro, il y avait des demandes qui correspondaient aux théories que l'on avait appris. Je m'en vais pour tirer, mais figurez-vous, quelle surprise ç'a été pour moi en voyant le même numéro que j'avais amené au tirage au sort, c'est-à-dire le numéro huit !

Le soir, je me trouvais avec Zacharie, je lui disais cela, et il disait : "C'est tout de même curieux !" Pour cet examen, je ne sais encore pas quel en est le résultat. Ce qu'il y a, c'est que nous continuons toujours les théories et, à présent, l'on fait beaucoup de choses que l'on faisait pas avant cet examen. L'on va à l'escrime trois fois par semaine. Au service en campagne, on y va trois fois par semaine. L'on a cours de comptabilité et cours d'arithmétique deux fois par semaine. Le samedi, l'on a cours de topographie et, quelquefois, cours sur le téléphone. Enfin, pour mieux vous le dire, l'on est encore plongés dans les théories jusqu'au mois d'août.

Cette semaine, je pensais pourtant bien que toutes les théories allaient être finies, puisque l'on disait que l'on partait pour le Tonkin. Vous avez sans doute entendu parler du Tonkin. Il est question qu'il va en partir huit cents hommes du 1er Tirailleurs. En ce moment, ils se battent. Il vient d'être tué un commandant avec beaucoup de soldats. Enfin, si ça ne va pas trop mal, je n'y irai pas, parce que c'est au tour au 3e bataillon, qui en ce moment-ci est à Alger, de partir en colonie.

 

 

 

 

 

Blida / le collège

 

 

Dans la province d'Oran, ça va très mal. A Tlemcen (1), les juifs se sont révoltés. Enfin, si ça continue, il faudra bien partir d'un côté ou de l'autre. D'après les journaux d'Algérie, le choléra vient d'éclater en Cochinchine, il se paraît qu'il meurt beaucoup de monde.

Il commence à faire grand chaud : cette semaine, la chaleur est montée à 50 degrés. L'on a pris la tenue d'été le 1er juin. A présent, l'on est toujours en pantalon de toile et en guêtres blanches.
La sieste commencera le 15. Samedi aura lieu la revue du général. La semaine dernière, il y a un brigadier des chasseurs qui s'est tué, la cause de ce suicide n'est pas connue. Dans mon résumé que je vous ai fait sur les fêtes qui ont eu lieu à Blidah, vous remarquerez ces quelques mots : "Quand même l'on croit un arabe civilisé, il faut toujours se défier de lui."

Vers le milieu de la semaine dernière, voici ce qui arriva. C'était le jour du prêt (2). Comme c'est l'habitude, aussitôt le prêt touché, ils s'en allèrent plusieurs ensemble jouer aux lotos (3). Tout en jouant, ils se sont contrariés, comme c'est l'habitude le soir, étant pleins de boisson alcoolique. Ils se rencontrèrent en ville, ils se sont battus à coups de matraques et à coups de baïonnettes. Il y en a un qui est mort deux heures après, un autre qui a reçu un coup de baïonnette et qui est encore à l'hôpital.

Le samedi 26 mai, il y en a deux autres qui avaient eu des contrariétés en ville, c'était deux caporaux. Le dimanche, à huit heures et demie du matin, le plus jeune s'en va vers l'autre avec son fusil qui était chargé. Il le met en joue et fait feu sur lui. Les autres qui étaient là ne pensaient pas une chose pareille. La balle l'empoigna au-dessous du sein gauche, le traversa et alla se loger dans le mur, à une profondeur de près de 10cm. Heureusement qu'il se trouvait personne derrière lui, car, sans cela, ils y auraient passé comme le premier. Tout ceci s'est passé dans la chambre. Il y en a qui ont sauté sur lui et qui l'ont saisi. Heureusement, parce que, sans cela, on ne sait pas ce qui aurait arrivé, puisqu'il avait 18 balles dans sa malle ! L'autre est mort cinq minutes après.

Vous savez que Zacharie n'est plus à Blidah. Auparavant de partir, son capitaine lui a donné un revolver et un bon nombre de cartouches, parce qu'il avait un pays à traverser où il n'y a pas rien que des braves gens. Je m'attends à recevoir de ses nouvelles un de ces jours.

La moisson est commencée voilà bientôt huit jours. Lorsque vous m'écrirez, vous me direz ce qu'il y a de nouveau au pays, vous me direz aussi si vous avez bien reçu le résumé que je vous envoie.

Je suis toujours en bonne santé et je désire que ma lettre vous trouve tous de même.

Votre fils qui vous aime et ne vous oublie pas.

Je remercie beaucoup ma marraine de la lettre qu'elle m'a envoyée.

Baudry Valentin

 

(1) à l'ouest d'Alger, dans l'Oranais, pas très loin de la frontière marocaine

(2) le prêt = la solde de quinzaine ou du mois, le salaire si on peut dire

(3) Valentin écrit ce nom au pluriel : à la fin du 19e siècle, le classique jeu de loto à chiffres connaît des variantes : loto sur le thème militaire où l'Empire français est mis en exergue, ou loto des animaux, des proverbes, loto des fleurs, des 36 bêtes, des contes de fées…

 

 

 

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