Vous trouverez sans doute que j'ai été un
peu long à vous rendre réponse, mais il ne faut pas que
cela vous déplaise. C'est parce que je voulais vous
écrire et, en même temps, vous envoyer le
résumé des fêtes qui ont eu lieu à Blidah.
Ce résumé, je l'ai fait et je vous l'envoie, je pense
qu'il vous fera plaisir.
Parlons d'abord de mon examen qui a eu lieu
beaucoup plus tôt que je m'attendais, puisque nous l'avons
passé le 2 mai, deux jours après que je vous avais
écrit. Lorsque vous avez reçu ma lettre, notre examen
était passé.
Je vais vous dire comment cela s'est
passé. Figurez-vous le tirage au sort, c'était à
peu près la même chose. Il y a d'abord les capitaines de
chaque compagnie qui ont tiré pour savoir la compagnie qui
passerait la première, c'est la 1ère compagnie qui a
passé la 1ère, la mienne la 2e. Dans chaque compagnie,
l'on passait par lettre alphabétique. Le premier de notre
compagnie qui a passé, c'est un nommé Bachelet, le 2e,
c'est un nommé Barnard, le 3e, c'était moi. Il y avait
des numéros que l'on tirait. Sur chaque numéro, il y
avait des demandes qui correspondaient aux théories que l'on
avait appris. Je m'en vais pour tirer, mais figurez-vous, quelle
surprise ç'a été pour moi en voyant le
même numéro que j'avais amené au tirage au sort,
c'est-à-dire le numéro huit !
Le soir, je me trouvais avec Zacharie, je lui
disais cela, et il disait : "C'est tout de même curieux !" Pour
cet examen, je ne sais encore pas quel en est le résultat. Ce
qu'il y a, c'est que nous continuons toujours les théories et,
à présent, l'on fait beaucoup de choses que l'on
faisait pas avant cet examen. L'on va à l'escrime trois fois
par semaine. Au service en campagne, on y va trois fois par semaine.
L'on a cours de comptabilité et cours d'arithmétique
deux fois par semaine. Le samedi, l'on a cours de topographie et,
quelquefois, cours sur le téléphone. Enfin, pour mieux
vous le dire, l'on est encore plongés dans les théories
jusqu'au mois d'août.
Cette semaine, je pensais pourtant bien que
toutes les théories allaient être finies, puisque l'on
disait que l'on partait pour le Tonkin. Vous avez sans doute entendu
parler du Tonkin. Il est question qu'il va en partir huit cents
hommes du 1er Tirailleurs. En ce moment, ils se battent. Il vient
d'être tué un commandant avec beaucoup de soldats.
Enfin, si ça ne va pas trop mal, je n'y irai pas, parce que
c'est au tour au 3e bataillon, qui en ce moment-ci est à
Alger, de partir en colonie.
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Blida / le
collège
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Dans la province d'Oran, ça va
très mal. A Tlemcen (1), les juifs se sont
révoltés. Enfin, si ça continue, il faudra bien
partir d'un côté ou de l'autre. D'après les
journaux d'Algérie, le choléra vient d'éclater
en Cochinchine, il se paraît qu'il meurt beaucoup de monde.
Il commence à faire grand chaud : cette
semaine, la chaleur est montée à 50 degrés. L'on
a pris la tenue d'été le 1er juin. A présent,
l'on est toujours en pantalon de toile et en guêtres
blanches.
La sieste commencera le 15. Samedi aura lieu la revue du
général. La semaine dernière, il y a un
brigadier des chasseurs qui s'est tué, la cause de ce suicide
n'est pas connue. Dans mon résumé que je vous ai fait
sur les fêtes qui ont eu lieu à Blidah, vous remarquerez
ces quelques mots : "Quand même l'on croit un arabe
civilisé, il faut toujours se défier de lui."
Vers le milieu de la semaine dernière,
voici ce qui arriva. C'était le jour du prêt
(2). Comme
c'est l'habitude, aussitôt le prêt touché, ils
s'en allèrent plusieurs ensemble jouer aux lotos
(3). Tout
en jouant, ils se sont contrariés, comme c'est l'habitude le
soir, étant pleins de boisson alcoolique. Ils se
rencontrèrent en ville, ils se sont battus à coups de
matraques et à coups de baïonnettes. Il y en a un qui est
mort deux heures après, un autre qui a reçu un coup de
baïonnette et qui est encore à l'hôpital.
Le samedi 26 mai, il y en a deux autres qui
avaient eu des contrariétés en ville, c'était
deux caporaux. Le dimanche, à huit heures et demie du matin,
le plus jeune s'en va vers l'autre avec son fusil qui était
chargé. Il le met en joue et fait feu sur lui. Les autres qui
étaient là ne pensaient pas une chose pareille. La
balle l'empoigna au-dessous du sein gauche, le traversa et alla se
loger dans le mur, à une profondeur de près de 10cm.
Heureusement qu'il se trouvait personne derrière lui, car,
sans cela, ils y auraient passé comme le premier. Tout ceci
s'est passé dans la chambre. Il y en a qui ont sauté
sur lui et qui l'ont saisi. Heureusement, parce que, sans cela, on ne
sait pas ce qui aurait arrivé, puisqu'il avait 18 balles dans
sa malle ! L'autre est mort cinq minutes après.
Vous savez que Zacharie n'est plus à
Blidah. Auparavant de partir, son capitaine lui a donné un
revolver et un bon nombre de cartouches, parce qu'il avait un pays
à traverser où il n'y a pas rien que des braves gens.
Je m'attends à recevoir de ses nouvelles un de ces jours.
La moisson est commencée voilà
bientôt huit jours. Lorsque vous m'écrirez, vous me
direz ce qu'il y a de nouveau au pays, vous me direz aussi si vous
avez bien reçu le résumé que je vous envoie.
Je suis toujours en bonne santé et je
désire que ma lettre vous trouve tous de même.
Votre fils qui vous aime et ne vous oublie pas.
Je remercie beaucoup ma marraine de la lettre
qu'elle m'a envoyée.
Baudry Valentin
(1) à l'ouest d'Alger, dans
l'Oranais, pas très loin de la frontière
marocaine
(2) le prêt = la solde de quinzaine ou
du mois, le salaire si on peut dire
(3) Valentin écrit ce nom au pluriel
: à la fin du 19e siècle, le classique jeu de loto
à chiffres connaît des variantes : loto sur le
thème militaire où l'Empire français est mis en
exergue, ou loto des animaux, des proverbes, loto des fleurs, des 36
bêtes, des contes de fées…
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