Cherchell, le 29 décembre 1883

 

Mes chers parents,

 

Je vous écris quelques mots pour vous donner de mes nouvelles qu'il vous ennuiera de recevoir, cela je n'en doute pas, car la dernière lettre que je vous ai écrit vous aura mis un peu dans l'inquiétude.

Je vous disais qu'il allait partir des hommes de ma compagnie au Tonkin. Il en est parti aussi, mais moi je suis toujours à Cherchell. Cette fois, il n'est pas parti de français.

Je vous disais qu'il y allait avoir un tirage, il a eu lieu le lendemain que je vous ai eu écrit ma lettre. Voici comment on a fait. Puisque pas un français y allait, on les a laissés de côté. Ensuite, tous les jeunes soldats qui n'avaient pas fait de tir à la cible, tous ceux qui étaient libérables avant le mois de mai, puis tous les plus anciens : déduction faite de tous ces hommes-là, le nombre était diminué de beaucoup. Pour les autres, on a mis leurs numéros matricule dans une petite boîte. Le capitaine prenait un numéro et c'était celui qui avait ce numéro qui était désigné.

On a été pendant quelques jours qu'on entendait plus parler de rien, lorsque le samedi 15, à 1h de l'après-midi, une dépêche arrive, nous apprenant que les hommes désignés pour aller au Tonkin fassent leur sac, qu'ils partaient le soir, à 3h. Le soir même, ils sont partis pour Blidah. Ils se sont embarqués que le 23. Bref ! Là-dessus, parlons d'autre chose.

On a un temps magnifique et, malgré cela, on dirait qu'il faut que l'on sache que c'est l'hiver.

A Cherchell, tout est beaucoup plus cher que lorsque nous y sommes arrivés. En ce moment, on paie la viande énormément cher. Lorsque nous sommes arrivés, on la payait que 0 franc 80 le kg ; aujourd'hui, on la paie 1 franc 20.

Aussi, l'ordinaire ne vaut absolument rien. L'ordinaire, je veux parler de la gamelle : autrefois, on avait du rata. Aujourd'hui, macache du rata : de la soupe, de la soupe, et toujours de la soupe ! Mais, de la soupe, il faut être soldat pour la manger, et encore !

La gamelle est toute petite. Vous avez deux ou trois petites feuilles de pain, un tout petit morceau de viande, quelquefois une pomme de terre, basta ! Voilà la gamelle des tirailleurs de Cherchell !

Maintenant, d'où vient tout cela ? Je n'en sais rien, je ne sais pas si c'est qu'ils veulent nous apprendre pour aller au Tonkin, ou bien si c'est comme il y en a qui disent, et je serais porté à le croire, qu'il se fait du f... (1) Enfin bref, le temps se passe toujours...

Dans quelques jours, nous allons encore voir commencer une nouvelle année. Eh bien, cette année, je vous la souhaite à tous bonne et heureuse. Je souhaite que vous ayez tous et toujours une bonne santé, en un mot tout ce qui peut vous être utile et agréable en cette vie, en attendant le bonheur qui nous est réservé dans l'autre...

En ce moment, je suis mesquine. Si j'avais eu de l'argent, je vous aurais envoyé un colis de mandarines.
Si vous voulez bien m'envoyer un peu d'argent que je recevrai avec plaisir, à la prochaine lettre, je vous expédierai cela.

 

Cherchell / la porte d'Alger 

la porte de Ténès 

 

Dans les premières lettres que je vous ai écrit l'année dernière, je crois vous avoir dit que j'étais dans un régiment où il y avait beaucoup de voleurs. Eh bien, c'est toujours la même chose. L'année dernière, il y avait beaucoup de français qui avaient apporté des montres, j'en connais un bon nombre à qui elles ont été volées. Moi, j'ai toujours la mienne, je l'ai toujours sur moi et, pour venir me la prendre, ce n'est pas l'heure… Et puis, ils ne se fient pas dans moi. Tous ceux qui ont de la barbaria beseffe (2), ils se défient toujours d'eux. Joseph Audusseau doit savoir ça.

J'arrive à ce que je veux vous raconter. Voici un fait qui s'est passé hier et qui va vous faire voir la conscience des arabes. Nous étions à faire le service en campagne, nous avions pour chef un sous-lieutenant indigène, puis un sergent indigène également. Nous étions dans la montagne, déployés en tirailleurs, nous avions pour but de prendre quelques gourbis qui se trouvaient sur le sommet. Un peu avant d'y arriver, on nous fait mettre la baïonnette au canon, et on sonne la charge. Bien entendu, le sergent part au pas gymnastique, comme nous autres. Qu'arrive-t-il ? En courant, il perd son porte-monnaie qui contenait 72 francs. Le sous-lieutenant qui venait derrière le ramasse. Mais derrière lui venaient les tambours et clairons qui l'aperçurent ramasser un porte-monnaie. En le ramassant, ils avaient même entendu sonner des pièces de cinq francs.

Le sergent aperçoit qu'il avait perdu son porte-monnaie qu'en arrivant à la caserne. Aussitôt, on lui dit que le sous-lieutenant en avait trouvé un. Immédiatement, il s'en va le trouver, mais le sous-lieutenant lui dit : "C'est ma blague que j'ai ramassée, macache ton porte-monnaie." Maintenant, le sergent dit qu'il veut poursuivre l'affaire. Comment ça s'arrangera-t-il ? Je n'en sais rien, je vous dirai cela à la prochaine lettre. Ces jours derniers, je remarquais sur un journal algérien : "Colons, ayez le doigt sur la détente !", mais on aurait dû ajouter : "Tirailleurs français , ayez l'śil ouvert !"

Vous me direz quand aura lieu le tirage, je souhaite bonne chance aux conscrits de St Léger. Vous me direz si Louis Lumineau est soldat. Dans quel régiment est Eugène Audusseau ?

Je suis toujours en bonne santé et je désire que ma lettre vous trouve de même.

En attendant le plaisir de recevoir de vos nouvelles, je suis votre fils qui vous aime toujours.

B V, Cherchell

 

(1) du fric : Valentin sûrement soupçonne des malversations, quelqu'un met l'argent dans sa poche au lieu d'approvisionner la cantine. Le Robert nous renseigne utilement : le mot "fric" est apparu aux alentours de 1879 (!), de "fricot" ou "fricasser". A l'époque, c'est probablement un gros mot que Valentin n'ose écrire à ses parents.

(2) L'Algérie était appelée la "Barbarie", et évidemment les algériens des barbares, d'où le nom de "figues de Barbarie" donné aux fruits des cactus. Valentin veut sans doute dire qu'il connaît bien les ficelles et astuces des arabes (puisqu'il comprend la langue, il se sent plus malin). Plus barbare que les barbares (il les connaît bien), lui ne se fera pas voler.

 

 

Cherchell / le marché et la manutention

 

 

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