Je vous écris quelques mots pour vous donner de
mes nouvelles qu'il vous ennuiera de recevoir, cela je n'en doute
pas, car la dernière lettre que je vous ai écrit vous
aura mis un peu dans l'inquiétude.
Je vous disais qu'il allait partir des hommes
de ma compagnie au Tonkin. Il en est parti aussi, mais moi je suis
toujours à Cherchell. Cette fois, il n'est pas parti de
français.
Je vous disais qu'il y allait avoir un tirage,
il a eu lieu le lendemain que je vous ai eu écrit ma lettre.
Voici comment on a fait. Puisque pas un français y allait, on
les a laissés de côté. Ensuite, tous les jeunes
soldats qui n'avaient pas fait de tir à la cible, tous ceux
qui étaient libérables avant le mois de mai, puis tous
les plus anciens : déduction faite de tous ces
hommes-là, le nombre était diminué de beaucoup.
Pour les autres, on a mis leurs numéros matricule dans une
petite boîte. Le capitaine prenait un numéro et
c'était celui qui avait ce numéro qui était
désigné.
On a été pendant quelques jours
qu'on entendait plus parler de rien, lorsque le samedi 15, à
1h de l'après-midi, une dépêche arrive, nous
apprenant que les hommes désignés pour aller au Tonkin
fassent leur sac, qu'ils partaient le soir, à 3h. Le soir
même, ils sont partis pour Blidah. Ils se sont embarqués
que le 23. Bref ! Là-dessus, parlons d'autre chose.
On a un temps magnifique et, malgré
cela, on dirait qu'il faut que l'on sache que c'est l'hiver.
A Cherchell, tout est beaucoup plus cher que
lorsque nous y sommes arrivés. En ce moment, on paie la viande
énormément cher. Lorsque nous sommes arrivés, on
la payait que 0 franc 80 le kg ; aujourd'hui, on la paie 1 franc 20.
Aussi, l'ordinaire ne vaut absolument rien.
L'ordinaire, je veux parler de la gamelle : autrefois, on avait du
rata. Aujourd'hui, macache du rata : de la soupe, de la soupe, et
toujours de la soupe ! Mais, de la soupe, il faut être soldat
pour la manger, et encore !
La gamelle est toute petite. Vous avez deux ou
trois petites feuilles de pain, un tout petit morceau de viande,
quelquefois une pomme de terre, basta ! Voilà la gamelle des
tirailleurs de Cherchell !
Maintenant, d'où vient tout cela ? Je
n'en sais rien, je ne sais pas si c'est qu'ils veulent nous apprendre
pour aller au Tonkin, ou bien si c'est comme il y en a qui disent, et
je serais porté à le croire, qu'il se fait du f...
(1) Enfin
bref, le temps se passe toujours...
Dans quelques jours, nous allons encore voir
commencer une nouvelle année. Eh bien, cette année, je
vous la souhaite à tous bonne et heureuse. Je souhaite que
vous ayez tous et toujours une bonne santé, en un mot tout ce
qui peut vous être utile et agréable en cette vie, en
attendant le bonheur qui nous est réservé dans
l'autre...
En ce moment, je suis mesquine. Si j'avais eu
de l'argent, je vous aurais envoyé un colis de mandarines.
Si vous voulez bien m'envoyer un peu d'argent que je recevrai avec
plaisir, à la prochaine lettre, je vous expédierai
cela.
Cherchell /
la porte d'Alger
|
la porte de
Ténès
|
Dans les premières lettres que je vous
ai écrit l'année dernière, je crois vous avoir
dit que j'étais dans un régiment où il y avait
beaucoup de voleurs. Eh bien, c'est toujours la même chose.
L'année dernière, il y avait beaucoup de
français qui avaient apporté des montres, j'en connais
un bon nombre à qui elles ont été volées.
Moi, j'ai toujours la mienne, je l'ai toujours sur moi et, pour venir
me la prendre, ce n'est pas l'heure… Et puis, ils ne se fient pas
dans moi. Tous ceux qui ont de la barbaria beseffe (2), ils se
défient toujours d'eux. Joseph Audusseau doit savoir
ça.
J'arrive à ce que je veux vous raconter.
Voici un fait qui s'est passé hier et qui va vous faire voir
la conscience des arabes. Nous étions à faire le
service en campagne, nous avions pour chef un sous-lieutenant
indigène, puis un sergent indigène également.
Nous étions dans la montagne, déployés en
tirailleurs, nous avions pour but de prendre quelques gourbis qui se
trouvaient sur le sommet. Un peu avant d'y arriver, on nous fait
mettre la baïonnette au canon, et on sonne la charge. Bien
entendu, le sergent part au pas gymnastique, comme nous autres.
Qu'arrive-t-il ? En courant, il perd son porte-monnaie qui contenait
72 francs. Le sous-lieutenant qui venait derrière le ramasse.
Mais derrière lui venaient les tambours et clairons qui
l'aperçurent ramasser un porte-monnaie. En le ramassant, ils
avaient même entendu sonner des pièces de cinq francs.
Le sergent aperçoit qu'il avait perdu
son porte-monnaie qu'en arrivant à la caserne. Aussitôt,
on lui dit que le sous-lieutenant en avait trouvé un.
Immédiatement, il s'en va le trouver, mais le sous-lieutenant
lui dit : "C'est ma blague que j'ai ramassée, macache ton
porte-monnaie." Maintenant, le sergent dit qu'il veut poursuivre
l'affaire. Comment ça s'arrangera-t-il ? Je n'en sais rien, je
vous dirai cela à la prochaine lettre. Ces jours derniers, je
remarquais sur un journal algérien : "Colons, ayez le doigt
sur la détente !", mais on aurait dû ajouter :
"Tirailleurs français , ayez l'śil ouvert !"
Vous me direz quand aura lieu le tirage, je
souhaite bonne chance aux conscrits de St Léger. Vous me direz
si Louis Lumineau est soldat. Dans quel régiment est
Eugène Audusseau ?
Je suis toujours en bonne santé et je
désire que ma lettre vous trouve de même.
En attendant le plaisir de recevoir de vos
nouvelles, je suis votre fils qui vous aime toujours.
B V, Cherchell
(1) du fric : Valentin sûrement
soupçonne des malversations, quelqu'un met l'argent dans sa
poche au lieu d'approvisionner la cantine. Le Robert nous renseigne
utilement : le mot "fric" est apparu aux alentours de 1879 (!), de
"fricot" ou "fricasser". A l'époque, c'est probablement un
gros mot que Valentin n'ose écrire à ses
parents.
(2) L'Algérie était
appelée la "Barbarie", et évidemment les
algériens des barbares, d'où le nom de "figues de
Barbarie" donné aux fruits des cactus. Valentin veut sans
doute dire qu'il connaît bien les ficelles et astuces des
arabes (puisqu'il comprend la langue, il se sent plus malin). Plus
barbare que les barbares (il les connaît bien), lui ne se fera
pas voler.
Cherchell / le
marché et la manutention
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