Cherchell, le 25 janvier 1884
Vous vous serez attendus à une
réponse plus prompte que celle-ci, mais si je ne vous ai pas
écrit plus tôt, daignez me pardonner. Depuis le 1er janvier, je suis employé
à l'instruction des recrues, ce qui fait que je n'ai pas
beaucoup de temps à moi ! Des recrues, mais n'allez pas
confondre : ce n'est pas des recrues français (1), c'est des
indigènes, et vous pouvez croire que j'ai des sidis qui ne
comprennent pas beseffe de français (2). Aussi je suis souvent
obligé de gouler de l'arbia (3). Il y en a qui
viennent de la montagne, ils ont des têtes ! C'est quif quif
des chadis (4). Ce que j'ai d'agréable depuis que je vais
instruire ces sidis-là, c'est que je suis de garde tous les
samedis, et comme le dimanche matin il y a souvent revue, moi je ne
les passe pas. Il y a quelques jours, nous avons reçu
des nouvelles de nos frères d'armes qui sont au Tonkin. Le
commandant M. Letellier est nommé lieutenant-colonel et il
revient en France. C'est notre commandant qui va prendre sa place et
celui qui vient à notre bataillon vient de France.
Lorsque vous me ferez réponse, vous me
direz si tous les conscrits ont mis la main au bon endroit. Parmi
ceux qui tirent au sort cette année, je me rappelle que de
Pierre Dixneuf. Vous vous direz peut-être : "Il a donc
beaucoup oublié le pays !" Oui ! je vous l'avoue, je l'ai
beaucoup oublié… Aussi, excepté les lettres que je
reçois, j'en entends pas parler souvent : sur 8 du
Maine-et-Loire que nous sommes arrivés au 1er régiment
de tirailleurs, je suis seul au 2e bataillon. Plus fort ! je suis
dans une chambre où nous sommes 25 askris (5), il y a que moi de
français, forcé d'apprendre l'arbia, apprendre l'arbia
"besiffe" (6). Cette semaine, nous avons eu la fête des
bougies, mais ce n'était pas aussi joli qu'à Blidah
l'année dernière. Je vous remercie beaucoup de tout ce que vous
m'avez envoyé dans la dernière lettre,
premièrement les 20 francs plus les timbres, et ensuite le
petit almanach qui me rappelle un peu ce qui se passe dans le pays.
Je suis en assez bonne santé, mais j'ai
encore de temps en temps ces sales fièvres. Je suis toujours votre fils qui vous aime.
Baudry Valentin, Cherchell B V (1) au masculin, dans le texte
(2) des hommes qui ne comprennent pas
beaucoup le français (3) parler arabe (pour lui, le charabia,
l'arbia) (4) Ils ressemblent à des
singes. (5) 25 soldats (6) "bessiffe" = de force, de gré ou
de force (donc ici : apprendre l'arabe de force) retour
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