Mai et juin 1883

 

Chers parents,

 

Sur la dernière lettre que je vous ai envoyée, je vous disais qu'à Blidah, il y allait avoir des fêtes qui dureraient 3 ou 4 jours. Ces fêtes ont eu lieu : elles ont commencé le samedi 19 mai. Lorsque je vous ai écrit la dernière lettre, je vous disais qu'il se faisait de grands préparatifs, mais je ne croyais pas que c'aurait été aussi conséquent que ça l'a été. Aussi, il y avait beaucoup de monde. Ce qui a fait tort, c'est un peu d'eau qui est tombée, comme vous allez le voir plus loin.

Vous m'avez dit de faire le résumé de ces fêtes. Ce résumé, je l'ai fait et je vous l'envoie. Je ne vous l'expliquerai pas aussi bien que si l'on se parlait en personne, car une lettre pour raconter une histoire, c'est peu de chose...
Mais enfin, je vous l'expliquerai de mon mieux, et j'espère que ça vous fera plaisir. Il me semble à moi que si j'avais un fils, un frère, un ami quelconque qui serait éloigné de moi, et qu'il me racontât ce qui se passe dans son pays, que j'en serais content, et surtout des choses comme il s'en est passé à Blidah pendant 3 ou 4 jours.

Il y avait un concours extraordinaire de tir. C'est par les tirs que les fêtes ont commencé. Je vous explique comment c'était arrangé, mais vous n'y comprendrez peut-être bien rien, car il faut l'avoir vu pour le comprendre.

Il y avait des armes de toutes les espèces, le programme vous donnera le nom de toutes ces armes. Je vous ai dit que les fêtes commençaient par les tirs, c'est aussi par là que ça a commencé. Ça devait commencer à une heure, et aussitôt une heure sonnée, le feu a commencé.

Le terrain que les tireurs occupaient avait à peu près 50m de long sur 25 de large. Du côté gauche se trouvaient 3 cibles, pour dames et jeunes gens. Ces cibles étaient pour une espèce de carabine qu'ils nommaient système Flobert (1). Un peu à droite de ces cibles se trouvait une autre cible pour le revolver. Là, il y en avait qu'une. Aussi elle n'a pas eu la plus d'ouvrage. Il y a presque rien que des officiers qui y ont tiré.

A droite de cette cible, mais beaucoup plus loin, parce que ces cibles système Flobert et celle pour le revolver étaient qu'à une distance de 15m, je dis donc que, à droite de ces cibles, à une distance de 150m, se trouvait une autre cible représentant un orang-outan, espèce de singe. A voir de loin, l'on aurait dit un homme debout. Maintenant, cette cible était numérotée depuis 1 jusqu'à 10. Le n°10 était à la tête, aussi c'est toujours là qu'ils cherchaient à le tirer. Parce que toutes ces cibles étaient numérotées, c'est ceux qui auront le plus de points qui gagneront.

 

 

 

 

carabine de tir Flobert

 

 

Je continue : à droite de cette cible, il y en avait une autre, mais elle n'était qu'à une distance de 70m. Toutes les fois qu'une balle était mise dans la cible, la cible tournait. Voilà comme c'était arrangé : figurez-vous qu'il y ait un fossé profond, que sur ce fossé, il y ait un morceau de bois qui traverse le fossé et qui appuie de chaque côté. Dans ce morceau de bois, il y avait un morceau de fer de passé dedans.
Toutes les fois qu'une balle était mise dans la cible, les marqueurs, qui étaient dans le fossé au pied de la cible, la faisaient tourner, comme ça ils voyaient où que la balle avait porté et, avec des morceaux de carton représentant des chiffres, ils faisaient voir le n° obtenu. L'autre marqueur, qui se trouvait à côté du tireur, inscrivait sur une liste les balles et les points mis dans la cible.

Plus loin, un peu à droite, et à une distance de 100m, se trouvait une autre cible. Plus loin, un peu à droite, et à une distance de 400m, se trouvait encore une autre cible. C'était arrangé la même chose que pour la cible de 70m, aussi je n'y reviens pas. Mais ce n'est pas là le plus curieux, je continue et vous allez voir.

A droite de ces cibles, il y avait un mur qui avait à peu près 40m de long, mais au milieu, à peu près sur une longueur de 10m, il était au niveau de la terre. De l'autre côté de ce mur, c'est-à-dire du côté opposé aux tireurs, se trouvaient des rails qui étaient placés comme pour une ligne de chemin de fer. Sur ces rails se trouvait un wagonnet, espèce de petit wagon.

Dans ce wagon, il y avait deux cibles représentant deux sangliers, un petit et un gros. Toutes les fois qu'il y en avait quelques-uns qui voulaient tirer, le marqueur qui était auprès du tireur avertissait avec une petite corne qu'il avait exprès. De chaque bout de ce mur, il y avait des hommes qui, au moyen de cordages qui étaient attachés au wagonnet, le faisait circuler d'un bout à l'autre, pendant que le wagon passait où que le mur était le moins haut.
L'on voyait bien les cibles, mais, une fois passé, l'on ne voyait plus rien. Eh bien ! c'est pendant que le wagon passait que l'on voyait les cibles que le tireur devait faire feu dessus, mais ce n'était pas facile. Aussi il y en avait très peu qui les empoignaient.

Les cibles représentant des sangliers courant les uns après les autres étaient numérotées, c'est au cœur qu'était le plus haut numéro, c'est-à-dire n°10. Un peu à droite, au bout du mur, se trouvait une autre cible. Cette cible représentait un lion chassant le sanglier, elle était placée comme la cible de 70m. D'un bout de la cible, il y avait un lion et c'était très bien imité. De l'autre bout, c'était le sanglier.

Lorsqu'il y avait des tireurs qui voulaient tirer, le marqueur qui était auprès du tireur avertissait les autres marqueurs qui étaient au pied de la cible. Alors, ces derniers faisaient tourner la cible. C'est pendant que la cible tournait qu'il fallait tirer dessus, un coup sur le lion et un coup sur le sanglier. Là, c'était comme aux cibles des sangliers, il était pas facile d'en mettre. Aussi ces cibles n'ont pas eu le plus d'ouvrage, mais c'était quelque chose qui était curieux à voir, mais à moi ça ne m'a pas donné autant de plaisir que ce que je vais vous raconter plus loin.

Il y avait encore d'autres cibles à 100m, à 200m et à 300m. Le tir s'est continué pendant 4 jours, le samedi, le dimanche, le lundi et le mardi. Le tir a recommencé le samedi d'après, comme vous allez le voir plus loin.

Ce concours de tir avait lieu derrière notre baraquement. Aussi je vous prie de croire que l'on a vu du monde pendant ces jours de tir et que l'on a entendu tirer des coups de fusil . Il y avait des balles de 50 centimes, les autres étaient toutes du même prix, une série de 6 balles coûtait 2 francs 50.
J'ai entendu dire que, pendant ces quelques jours, il s'était débité pour 3 200 francs de cartouches. Parmi la quantité des tireurs, il y en a bien qui ont tiré pour 200 francs. Je ne vous parle pas de ce qu'il y avait à gagner, vous verrez cela sur le programme. Jusqu'ici, je vous ai toujours parlé du tir. A présent, je vais vous parler d'autre chose.

Le samedi, premier jour des fêtes, il devait y avoir grande retraite aux flambeaux, ce qui a eu lieu aussi. Ce jour-là, c'était la 2e compagnie qui était de piquet, il nous fallait donc aller porter des fanions pour éclairer la musique (j'ai bien essayé de me tirer, mais il n'y a pas eu moyen).

A 7h, l'on rappelait la 2e pour nous conduire sur la place d'armes, place où le bal a eu lieu. En arrivant, ils nous ont distribué des fanions. A 7h et demie, la musique a commencé à se faire entendre, c'est les pompiers qui ont commencé. Ensuite, la musique des tirailleurs et la fanfare du 1er Chasseurs d'Afrique. Tout cela s'est prolongé jusqu'à 8h et demie, c'est-à-dire jusqu'à l'heure où devait commencer la grande retraite aux flambeaux. Toutes les musiques étaient venues se réunir sur la place d'armes, c'est de là que devait partir la retraite. Tout autour de la place d'armes, on avait construit des barricades, excepté en face la rue d'Alger et en face la rue qui conduit au jardin public.

 

Blida / la place d'armes

 

L'on devait sortir par la porte qui donne sur la rue d'Alger. Eh bien, oui, mais quand on a été pour sortir, ce n'était pas chose facile. Pourquoi ? Parce qu'il y avait trop de monde, il y avait bien tous les gendarmes de la ville, beaucoup de chasseurs qui étaient là avec leurs chevaux, mais parmi tout ce monde, un se retirait, l'autre le poussait…

Enfin, à dire la vérité, je voyais bien que ce n'était pas chose facile que de se retirer, surtout pour les plus curieux, c'est-à-dire pour ceux qui étaient les premiers. Enfin, tous ces employés, à force de faire faire des volte-face à leurs chevaux, ont arrivé à faire circuler un peu la foule.

Nous voilà donc partis pour faire commencer la retraite. L'on a d'abord fait le tour de la place d'armes. Ensuite, l'on a passé par la rue d'Alger, par la rue du Bey, par plusieurs autres rues et l'on est venus rejoindre sur la place du marché européen. Là, on a encore fait le tour de cette place, l'on a encore passé par plusieurs autres rues, et l'on est venus rejoindre l'avenue de la gare, l'on a monté jusqu'à la porte de Babel el Sebt (2).

 

 

Blidah / porte de Bal-el-Sebt

 

 

 

Blidah / rue du Bey

 

C'est comme si que l'on aurait été à Cholet, que la place Travot aurait été la place d'armes, que l'on aurait pris la rue de Saint-Pierre, qu'on l'aurait suivie jusque en face l'hôtel du Pélican, qu'ensuite l'on serait descendus par la rue Nationale, pour revenir sur la place d'armes qui se trouve placée comme la place Travot se trouve placée à Cholet.

 

Cholet / la rue Nationale et la place Travot

 

Je continue : je dis donc que l'on est monté jusqu'à la porte de Babel el Sebt (2). L'on est descendus par la rue du marché arabe. Là, l'on a fait le tour du marché arabe, parce que, à Blidah, il y a une place qui a environ 300m², qui est exprès pour les arabes. Cette place se nomme le marché arabe. L'on a donc fait le tour du marché arabe, l'on est descendus par la rue de l'hôpital, l'on est venus rejoindre la rue d'Alger et, ensuite, l'on s'est dirigés sur la place d'armes. Là, l'on a encore fait le tour, ensuite l'on est rentrés dans l'intérieur. La musique ou plutôt les musiques se sont encore fait entendre un moment et la retraite était finie.

 

 

Blida / le marché arabe (1910)

 

Maintenant, tout cela ne s'était pas fait dans un quart d'heure, comme vous allez le voir. Parlons d'abord des musiques qu'il y avait. Cependant, il y en avait pourtant bien qui ne ressemblaient guère à des musiques. En tête, il y avait d'abord toutes les musiques de la garnison. La musique des tirailleurs était d'abord la 1ère, ensuite venait la fanfare du 1er Chasseurs d'Afrique, trompettes et cors de chasse, ensuite la musique des pompiers de la ville, ensuite il y avait la petite musique des tirailleurs, c'est-à-dire la nouba.

La nouba ne voulait pas manquer ce coup-là. Ils n'étaient pas avec les autres troupes, je pense que c'est parce qu'ils préféraient être à côté, ou plutôt en tête de leurs camarades qui venaient derrière, c'est-à-dire toutes les musiques arabes et nègres. Je ne vous donne pas le nom de toutes les musiques arabes et nègres, vous verrez tous ces noms-là sur le programme. Et puis, le samedi, moi je ne les ai pas bien vus, parce que je me trouvais en tête de la retraite, c'est-à-dire avec la musique des tirailleurs.

Heureusement pour moi que l'individu que j'éclairais savait ses morceaux par cœur, parce que je faisais plus attention au monde qui se trouvait sur les trottoirs qu'à lui. Tous ceux qui ont vu la retraite disaient qu'il y en avait au moins 200m de long. Maintenant, ce n'était pas tout, la musique ! Tous les 15 ou 20 pas, il se faisait partir des fusées. Ensuite, il y en avait d'autres qui faisaient des feux de Bengale. Enfin, partout où l'on a passé, il faisait aussi clair que si l'on avait été en plein jour.

Pour moi, je l'ai dit plus de quatre fois, si jamais il y en a qui dorment à Blidah, ça doit toujours bien les réveiller ! Ça faisait un tapage infernal, et surtout toutes ces musiques indigènes. Je vous dis tout cela, je sais que vous ne le comprendrez pas. Je vous ai dit plus loin que tout cela ne s'était pas fait dans un quart d'heure. C'est vrai, puisque ça s'est terminé qu'à minuit. Voilà la journée du samedi passée.

Maintenant, passons à la journée du dimanche : il y avait des courses, je désirais les voir, et je les ai vues aussi, comme vous allez le voir plus loin. Le dimanche matin, l'on se levait pas bien matin, il n'y avait rien de nouveau. Et puis, vous comprenez, après s'être couchés à 1h du matin, et que le dimanche soir la retraite avait lieu qu'à minuit, l'on se pressait pas de se lever. Le dimanche, il y avait continuation du concours de tir. Le matin, le tir commençait à 7h et se continuait jusqu'à 10h et demie. Le soir, il commençait à 1h et se continuait jusqu'à 6h.

Ce jour-là, il n'y a pas eu beaucoup de monde au tir, d'abord parce que c'était la course, et ensuite parce que il y avait trop de choses à voir autre part. Sur le programme, vous verrez tout ce qui a eu lieu le dimanche. Je vais seulement vous parler de ce que j'ai vu. J'aurais bien voulu voir le pèlerinage au marabout Sidi Yacour (3), mais je ne l'ai pas vu. L'on ne pouvait pas sortir avant le rapport, mais une fois le rapport arrivé, je vous prie de croire que l'on marchait vers la ville.

 

Blida / le Bois Sacré et le marabout de Sidi-Yacoub

 

Je m'en vais trouver Zacharie, parce que le samedi l'on était ensemble, et le dimanche l'on devait encore se trouver ensemble. L'on vient faire un tour sur la place d'armes, ensuite l'on s'en va voir les marchands ambulants, les saltimbanques qui se trouvaient sur une autre place qu'il y a à côté de la place d'armes. J'en ai jamais tant vu à Cholet le jour de Saint-Denis comme il y en avait à Blidah ce jour-là !

Dans ce moment-là, l'on se disait : "Mais c'est quif-quif la France, akarbi !" (4) Il y avait peut-être une heure que l'on était là, lorsque l'idée nous prend d'aller faire un tour sur le marché arabe. L'on en était à plus de 100m que l'on entendait les tam-tams, alors l'on se dit : "Ah bon ! ça va bien, il y a quelque chose à voir."
Nous voilà arrivés sur le marché arabe. Eh bien oui, mais en arrivant, l'on ne voyait rien et l'on n'entendait rien, cela nous surprenait beaucoup. L'on est restés un peu de temps là à admirer des monceaux d'oranges qu'il y avait là. Il y en avait un monceau ! Je pense qu'il y en avait plus de 20 doubles décalitres ! Si jamais l'on voyait cela à Cholet à présent !

 

 

 

 

 

 

 

oranges

 

Et puis, il faut ajouter tout ce qui s'est passé à Blidah : je dis donc qu'il y avait un peu de temps que l'on était là lorsque, tout d'un coup, l'on entend encore le tam-tam. Ça se trouvait un peu à côté du marché arabe, dans une espèce de cour qu'il y avait là.
Nous voilà partis pour entrer, l'on demande à rentrer. Eh bien oui, mais savez-vous la réponse qu'ils nous ont fait : "Le roumi, macache rentrer"
(5). Le "roumi" veut dire : français. Ce n'était point cela qui nous faisait plaisir que de entendre dire : "macache rentrer".
Mais on voit un sergent indigène qui arrive et on lui est dit : "Kouya, macache rentrer avec enta ?"
(6), ce qui veut dire en français : "Camarade, veux-tu que je rentre avec toi ?" Enfin, l'on est toujours arrivés à rentrer. L'on y a pas resté longtemps, mais c'est impossible de croire comme ils nous ont fait rire.

Figurez-vous nous voir rien que tous les deux de Français, rien que tous les deux du même pays, là, avec des indigènes, avec des nègres. Maintenant, vous vous direz : "Qu'est qu'ils faisaient ?"
Eh bien, je vais vous le dire, ils dansaient, "barqua !"
(7). Enfin, l'on y a pas été longtemps mais, pendant que l'on y a été, je vous prie de croire qu'ils nous ont fait rire.

Pendant que l'on était à voir tout cela, le temps se passait vite. Lorsque l'on est sortis de voir la danse, l'on s'est demandé : "Mais quelle heure est-il donc ?" Je regarde à ma montre : il était déjà une heure. Les courses commençaient à deux heures sur le champ de manœuvres, et, de l'endroit où on se trouvait, c'est-à-dire sur le marché arabe, il nous fallait au moins une heure. Ainsi, vous voyez que l'on avait pas de temps à perdre.

 

 

L'on s'en vint passer sur la place du marché européen. Tout en y passant, il y avait encore des nègres qui étaient là et qui faisaient un tapage infernal. L'on est encore restés un peu de temps à les regarder, mais l'on avait envie de voir commencer les courses, et il était temps de partir. Nous voilà donc partis. L'on prend l'avenue de la gare, et ensuite la route d'Alger à Laghouat, route qui passe auprès du champ de manœuvres. L'on croyait qu'en passant par cette route-là, il y aurait eu moins de monde que par le boulevard qui passe à côté du jardin public et qui conduit directement au champ de manœuvres. Mais le milieu de la route était complètement embarrassé par les omnibus qui ne cessaient d'aller et de revenir, et de chaque côté de la route, les banquettes avaient grand peine à être assez larges pour les voyageurs à pied qui se dirigeaient voir les courses.

A deux heures, l'on arrivait sur le champ de manœuvres : les tribunes, qui avaient une longueur d'environ 150m, étaient complètement garnies.

Chemin faisant, l'on s'était dit : "Il nous faudra entrer dans l'intérieur des courses, l'on sera mieux pour voir." Mais pour y rentrer, ce n'était pas facile, à moins de prendre une carte et de donner une pièce de 50 centimes, ce qui nous plaisait pas beaucoup.

Il y avait peut-être un quart d'heure que l'on était là, les courses ne commençaient pas. L'on s'est dit : "Mais si l'on essayait de rentrer dans l'intérieur ?" A côté de nous autres, il y avait un chasseur qui était là pour opposer de passer. A peu près à 100m de nous autres, il y en a un qui veut rentrer, le chasseur s'en va vers lui pour lui faire faire demi-tour, mais pendant ce temps-là, Zacharie et Valentin sautaient par-dessus la corde et rentraient dans l'intérieur !

Il y avait peut-être dix minutes que l'on y était rentrés que les courses ont commencé. Il y a d'abord eu le défilé des étalons appartenant à la remonte de Blidah, et c'est là que l'on a vu des jolis chevaux. Ensuite, les courses ont commencé, il était deux heures et demie. Il y a d'abord eu la course au trot, il y avait un petit cheval rouge. A le voir, l'on aurait dit qu'il ne pouvait pas marcher, et je me disais : "Si c'est celui-là qui gagne, je serai bien trompé !"

C'est précisément ce qui arriva : en premier, il marchait pas fort, mais au second tour, il marchait d'une rapidité incroyable et, lorsque il est arrivé devant les tribunes, il était à plus de 100m en avant des autres ! Ce cheval-là était à un juif d'Alger.

Les courses se sont continuées jusqu'à cinq heures. Maintenant, je ne vous parle pas de toutes ces courses, je n'en finirais pas, c'était à peu près comme les courses de Cholet. Jusque vers trois heures, le temps avait été assez beau, mais à partir de ce moment, le temps devint sombre et épais, et à cinq heures du soir, il tombait un peu d'eau, ce qui n'empêcha pas les courses de se continuer.

A cinq heures et quart, M. le général Loysel arrivait aux courses, accompagné de M. Tirmann, le gouverneur général de l'Algérie. Les courses devaient se terminer par une fantasia et défilé d'arabes de grande tente (8), ce qui a eu lieu aussitôt les courses terminées.

 

 

"Fantasia et défilé d'arabes de grande tente" (8), mais qu'est-ce que cela veut dire ? Eh bien, je vais vous l'expliquer : c'était une bande d'arabes qui étaient à cheval et qui devaient passer devant les tribunes, mais qui devaient y passer au pas de charge et en tirant des coups de fusil.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

chef arabe de grande tente

 

Ils étaient au moins 40, ils ont d'abord passé devant les tribunes au pas. Ensuite, ils ont été à une distance d'environ 100m des tribunes, et là, ils partaient, comme je vous l'ai dit plus haut, au pas de charge, pour passer devant les tribunes et en tirant des coups de fusil. En partant, ils poussaient des cris. Qu'est qu'ils disaient ? Je n'en sais rien. Plus ils criaient, plus leurs chevaux marchaient vite. On aurait dit qu'ils savaient ce qu'ils avaient à faire : une fois le coup de fusil parti, ils s'arrêtaient tout court et revenaient prendre leurs anciennes places.

Il y en avait à peu près la moitié de passés lorsque il en passe encore quatre qui, comme les autres, passaient au pas de charge. Arrivés au milieu des tribunes, devant la société des courses où se trouvaient M. le général Loysel et M. Tirmann, un cheval manque son coup, culbute.

On a eu peine à le voir tellement ç'a été vite fait mais, lorsque on l'a vu, le cheval et l'homme étaient par terre, et l'homme dessous. Je me trouvais à peu près à une quinzaine de pas de l'endroit où cela est arrivé. Je l'ai vu tomber, et je croyais bien que le cheval et l'homme, tout était tué. Ce n'était pas tout : les autres qui venaient derrière à une distance d'environ 30m ! Heureusement pour celui qui était tombé, les chevaux se sont trouvés à passer à côté de lui. Cependant, il s'arrache de dessous son cheval, il se met à marcher, il n'a aucun mal, chose étonnante ! Mais c'en était pas ainsi du cheval : il avait l'épaule déboîtée et une patte cassée. Cela n'a pas empêché les autres de continuer…

Il y en a beaucoup qui en avaient presque peur, en les voyant tirer des coups de fusil comme ils en tiraient, parce que, quand même, un arabe est bien civilisé, ou plutôt qu'on le croit bien civilisé, il faut toujours se défier de lui. Depuis quelques jours, nous en avons eu l'exemple, et principalement aujourd'hui. Je vous parlerai de cela sur ma lettre.

Une fois les courses terminées, l'on s'en revenait à Blidah. En face le jardin des oliviers, il y a eu un grand concours de boules, mais je ne l'ai pas vu. Le soir, à sept heures, l'on sortait en ville. Je m'en vais trouver Zacharie.

Le dimanche, il devait encore y avoir grande retraite aux flambeaux. La retraite était la même que celle du samedi. Lorsque la retraite a été partie, l'on s'en va faire un tour sur le marché européen. L'on y était pas arrivés que l'on entendait les "mousiques" faire le tapage. Ah, ah, bon ! ça va bien, il y a probablement encore quelque chose pour nous faire rire !
En arrivant sur la marché arabe, l'on entendait bien les tam-tams, on les entendait bien hurler. On se disait bien : "Ils font encore des singeries !" mais, pour les voir, c'était toujours "macache". Pourquoi ? Parce que il y avait trop de monde.

D'un côté, il y avait les arabes et de l'autre côté, c'était les nègres. L'on s'est dit : "Puisque l'on ne peut pas voir les arabes, allons voir les nègres !" C'était la même chose : pas possible de voir.

A force de pousser, l'on est parvenus à approcher d'eux, et à les voir faire leurs grimaces. Ils avaient de quoi, je ne sais pas ce que c'est que cela, ils appelaient ça des "mousiques", mais je vous réponds que ça n'avait guère l'air de mousiques…

Enfin, ça ne fait rien, ils dansaient tout de même. "Dansaient", ce n'est pas le mot : ils sautaient d'abord tous ensemble. Ensuite, il y en avait un qui dansait tout autour des autres. Lorsqu'il ne voulait plus danser, il se mettait à tourner et, lorsqu'il n'en pouvait plus, il tombait par terre. Ensuite, il se relevait et il allait embrasser les autres. Aussitôt que un avait fini, l'autre commençait. Tout le temps que nous avons été là, ç'a été la même chose. Ils riaient, ils avaient un air content.

Lorsque nous sommes partis, ils dansaient encore et, si ils ont continué toute la nuit, je suis sûr qu'ils auront eu grand mal à la tête le lendemain matin.

Il était 9h, et c'est à cette heure que devait commencer le bal. Ainsi, si l'on voulait le voir commencer, il était temps de partir.

L'on vint passer par la rue d'Alger. En y arrivant, l'on était éblouis par les lumières qu'il y avait sur la place d'armes. En y arrivant, comment faire pour y rentrer ? Pas moyen. Pourquoi ? Parce que il y avait trop de monde. Une fois rentrés, pas moyen de marcher. Pourquoi ? Parce que il y avait trop de monde.

 

Blida / la place d'armes

 

Je me disais : "C'est là-dedans qu'ils pensent danser, ce n'est pas possible !" L'on était serrés comme si l'on avait été sur la place Travot le jour de la Saint-Denis.

 

Cholet / la place Travot un samedi, jour de marché

 

Enfin, il était 9 h, la musique se fait entendre. Ce soir-là, c'était les pompiers de la ville qui jouaient. Le premier tour, les danseurs étaient mêlés parmi le monde mais le second tour, ce n'était pas comme ça : les danseurs étaient tout autour de l'orchestre, et les autres étaient en arrière. Toute la soirée, il est tombé un peu d'eau, mais ça n'empêchait pas le bal de se continuer.

Parmi la quantité, il y en avait qui avaient des jolis chapeaux de paille, mais je suis sûr que le lendemain, ils auront pas été aussi jolis. Il y avait des espagnoles qui avaient de jolies toilettes, des italiennes aussi, mais les mieux, c'était encore les juifs. Des arabes, il n'y en avait pas. Lorsque nous sommes partis du bal, il était minuit. Le bal se continuait toujours, et il s'est continué jusqu'au lendemain matin à 5h.

Le caporal de mon escouade est parti en détachement, et à présent qu'il n'est pas là, c'est moi ou l'autre élève caporal qui sommes chargés de rendre l'appel. Dans notre escouade, l'on est que deux français. L'autre élève caporal n'était pas arrivé, je m'en vais pour rendre l'appel…
Quelle appel rendre ?
(9) Il en manquait bien la moitié. Dans toutes les escouades, c'était la même chose. A minuit et demie, il sonne une seconde appel (9) : c'est le capitaine adjudant major qui était venu au poste et, voyant qu'il rentrait toujours du monde, faisait sonner une second appel.

Enfin, voilà la journée du dimanche passée. Passons à la journée du lundi. Il y avait continuation du concours de tir après-midi. Sur la place du marché européen, il y avait continuation des jeux, c'est-à-dire jeu du triangle, jeu de la terrine, jeu du tourniquet sur pied. Tout cela, je ne l'ai pas vu. Sur l'avenue de la gare, il y avait une course aux bourricots, j'aurais bien désiré la voir, mais je ne l'ai pas vue. Il se paraît que c'était curieux.

 

 

 

 

 

 

bourricots

 

chasseurs arabes

 

 

A deux heures et demie, il y a encore eu des courses au champ de manœuvres. C'était la même chose que le dimanche, excepté qu'il y a eu une course en voiture qu'il n'y avait pas le dimanche. C'est encore le petit cheval rouge du juif d'Alger qui a gagné le 1er prix, il marchait avec une rapidité incroyable !

Le soir, il devait encore y avoir bal, mais la pluie est venue à tomber et le bal n'a pas eu lieu. Ce soir-là, la retraite a encore eu lieu qu'à minuit.

Le mardi, il y a encore eu continuation du tir. Il y avait beaucoup de monde à se promener en ville, mais il n'y avait rien à voir autre que les saltimbanques. Ce jour-là, il n'y avait rien de nouveau pour nous autres. Aussi l'on a encore passé une journée pas trop malheureuse.

Mais aussi, le lendemain, on a bien payé cela. Depuis au moins trois mois, tous les mercredis, il y a eu marche militaire. Ce jour-là, il y en a encore eu une. Ce jour-là, il faisait grand chaud, l'on a fait une marche militaire comme l'on en avait encore pas fait de l'année. Aussi il y en a plus de vingt qui ont resté en route. Mais cette marche militaire est la dernière que l'on a fait en plein jour. A présent, le départ a lieu à quatre heures.

Pour se remettre, le jeudi, l'on a eu service en campagne. Le vendredi, c'était la même chose, et aussi l'on se le disait bien : "L'on a eu trois ou quatre jours de repos, mais à présent, il nous faut gagner le temps perdu". Le samedi, les tirs recommençaient et l'on avait repos. Le dimanche soir, il y a encore eu bal, comme le dimanche précédent, mais il y avait moins de monde. Le lundi, le tir s'est continué toute la journée.

Vous savez sans doute que Zacharie a quitté Blidah, mais il a cependant eu le plaisir de voir tout ce que je viens de vous dire. Tout pendant ces jours de fêtes, l'on était ensemble et je vous prie de croire qu'on ne s'est pas fait de chagrin. Zacharie disait : "J'ai encore eu de la chance de n'être pas parti avant d'avoir vu les fêtes !"

Chers parents, ce résumé que vous m'avez demandé, le voici. Lorsque vous m'écrirez, vous me direz si il vous a fait plaisir. Vous n'y comprendrez peut-être bien rien, car, comme je vous l'ai dit en commençant, je ne peux pas vous raconter cela comme si l'on se parlait en personne. Enfin, j'espère que ça vous fera tout de même plaisir. Si vous aviez eu vu tout cela !

Je vous prie de croire que c'était joli, et surtout de voir la place d'armes à Blidah ! Il y a beaucoup de billards mais, pendant ces jours de fêtes, ils étaient bien mis de côté.

FIN

Souvenirs des fêtes de Blidah, 12, 13, 14 et 15 mai 1883,

écrits par Baudry Valentin, soldat au 1er régiment de tirailleurs algériens, 1er bataillon, 2e compagnie, à Blidah, Algérie, matricule 5828,

écrits à Blidah les dimanches 20, 27 mai et le dimanche 3 juin 1883

 

(1) La carabine de tir système Flobert a bel et bien existé.

(2) Il y a 6 portes à Blida. Toutes les villes étaient entourées de remparts et les portes fermaient la nuit : Bab Er-Rahba (la porte de la crainte), Bab Ed-Zaïr (la porte d'Alger), Bab El-Khouikha (la porte de la petite pêche), Bab El-Sebt (la porte du samedi, celle dont parle Valentin), Bab Ez-Zaouia (la porte du mausolée), et Bab El-Qbour (La porte du cimetière).

(3) Sidi Yacoub, en fait, c'est-à-dire Sidi Yacoub Ben Cherif, santon du 16e siècle

(4) "Mais c'est kif-kif la France, Hak rabi !", c'est-à-dire : "C'est la même chose qu'en France, je le jure !"

(5) "Le Français ne rentre pas."

(6) "Mon frère, je ne peux pas entrer avec toi ?"

(7) "barka" : expression algérienne qui marque l'étonnement, la surprise

(8) Probablement s'agit-il d'arabes d'origine plus noble.

(9) au féminin, dans le texte

 

 

 

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