Je vous écris deux mots pour vous donner de mes
nouvelles et en même temps pour en recevoir des vôtres.
Depuis quelque temps en Algérie, nous avons beaucoup de
fêtes. On dit qu'à Blidah, la ville des roses et des
oranges, c'était splendide.
Blida, "la ville des
roses"
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et des
oranges
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Cherchell a eu aussi sa petite part. Voici ce
dont il s'agissait : à côté de Cherchell, il y a
un grand marabout, un khébir (1). Aussi, il se
paraît que les arabes ont beaucoup de confiance en lui. Toutes
les années, ils viennent lui rendre les mêmes honneurs,
honneurs qui consistent à jouer du tam-tam, manger de la
couscousse et faire une fantasia arabe (2), faire la course et
tirer des coups de fusil.
fantasia
(1913)
Pendant trois jours, il y a rien eu de nouveau.
L'idée nous prend d'y aller faire un tour. En arrivant, on
fait la rencontre de notre lieutenant indigène qui, bien
entendu, ne voulait pas manquer ce coup-là.
Lorsqu'il nous aperçoit, il vient
à nous et nous dit :
"Ah ! t'y voir comme il est bon joli, la fête ?
-Ah oui ! mon lieutenant, c'est très chic.
-T'y sais, y en a pourtant longtemps qui moult Sidi Braham Raubrini
(c'est le nom du marabout) (3), y en a dix ouit cents
ans.
-Ah pardon, mon lieutenant, je crois que c'est dix-huit
siècles.
-Oui oui, t'y l'a raison !"
Inutile de dire s'il nous a donné à rire...
Blida / au marabout
de Sidi el Kebir (1905)
Parlons d'autre chose : je voudrais bien savoir
quel temps il fait en France. Depuis quelque temps, en
Algérie, le soleil n'est pas agréable, il est trop
chaud. Aussi le blé est mûr, on s'attend qu'il y aura
beaucoup de grain. Dans beaucoup d'endroits, la grêle a
pourtant fait de grands ravages, surtout dans la vigne qui promettait
tant. (4)
Enfin, s'il arrive rien, il faut espérer
que ceux qui viendront prendre notre place à la fin de
l'année boiront encore du vin à bon marché. En
ce moment, il serait un peu plus cher, ça vaudrait
peut-être mieux...
La 2e compagnie du 2e bataillon 1er Tirailleurs prendrait
peut-être pas tant de cuites. Lorsqu'ils ont quelques verres de
chrab dans le nez, puis quelques verres d'absinthe -boisson favorite
de l'Algérie et surtout de l'arabe- vous pouvez croire qu'ils
en font du propre !
Les gendarmias (5) en ramènent
souvent à la caserne. Tous les jours de prêt, il y a du
nouveau : le sabre se fait souvent sentir. Aussi c'est odieux de voir
que nous autres, askris comme eux, nous touchons à peu
près le quart de ce qu'ils touchent. Il y a des sidis à
qui l'on donne trois francs tous les cinq jours...
Je ne vous parle pas pour moi, car jusqu'ici je n'ai pas eu
l'habitude de m'enivrer, et j'espère qu'il en sera ainsi plus
tard. En général, les tirailleurs français se
conduisent assez bien.
Ces jours derniers, j'ai reçu avec
plaisir une lettre de Baron, de Bégrolles, qui est au Tonkin.
Je lui ai fait réponse le même jour.
Nous commençons la sieste le 15.
Défense de sortir de 10h à 2h. (6)
Le tirailleur français qui a
été à la place en est sorti avec huit jours de
prison. Je crains beaucoup que celui qui y est en ce moment en sort
avec 15.
Vous me donnerez des nouvelles du commerce.
Depuis le 1er juin, je ne vais plus aux jeunes soldats.
Bien le bonjour au pays.
Ma santé est toujours bonne et je désire que la
vôtre soit de même.
En attendant de vos nouvelles, je suis votre fils et frère qui
vous aime tous.
Baudry Valentin
1er régiment de tirailleurs, 2e
bataillon, 2e compagnie, Cherchell, Algérie
(1) un Grand Marabout
(2) fantasia, généralement
à cheval : le cavalier, armé d'un fusil de chasse,
lance son cheval au galop ; s'ils sont nombreux, tous en font autant,
les uns tirant des coups de fusil vers le bas, les autres vers le
ciel, ça fait un bruit d'enfer
(3) qu'est mort Sidi Braham El-Ghobrini. A
l'est de Cherchell, très belle ancienne ville romaine, au bord
de la mer, se trouve le mausolée de Sidi Braham El-Ghobrini
qui est un santon célèbre.
(4) la région est couverte de vignes,
mais aussi d'orangers ; autour d'Alger, beaucoup de jardins, des
fruits et des légumes
(5) les gendarmes
(6) témoignage d'un ancien du 5e
régiment de Chasseurs d'Afrique à Alger, quartier
Margueritte, de 1946 à 1949 : "Nous, c'était de midi
à 16 heures, interdiction de mettre le nez dehors. Nous
étions debout à 4h, petit-déjeuner à 6h,
casse-croûte à 9h, déjeuner à midi, repos
jusqu'à 16h et, comme nous étions au bord de mer,
baignade dans la Méditerranée jusqu'au
soir."
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