Cherchell, le 14 mai 1884
Depuis quelque temps, nous avons beaucoup de
service : nous allons avoir l'inspection générale d'ici
peu de temps. Il nous ennuie qu'elle soit passée, nous
espérons être un peu plus tranquilles après. Aussi aujourd'hui, pour parler que le
français, c'est difficile : pour dire "non", je ne dis plus
"non" mais "macache". Oh ! macache, ça va tout seul. Pour dire
"regarde", je ne dis plus "regarde", mais "chauffe" (1). Oh ! chauffe, il me
semble que c'est si facile à dire ! Pour dire "bonjour",
"sbakrère" (2) : pour dire "du pain", "du croupsce" (3) ; pour dire "du vin",
"du chrab", et beaucoup d'autres mots que je ne vous raconte pas, vu
que ce serait trop long. Bref, c'est un patois incroyable. L'autre jour,
un caporal arrivait de détachement. Il y était
resté un mois et, avec lui, il y avait que des
indigènes. Les français sont tous employés.
Voici ce qu'il me racontait : "Nos conversations, c'était que
de l'arbia. Si j'y étais resté plus longtemps, je
devenais tout à fait arabe." Entre français même,
on parle arabe sans le vouloir… Pouh in aldin enta coum
! (4)
Régiment de l'arabe… Tous les jeudis, il y a marche militaire. Ce
qu'on remarque, c'est la vigne qui est on ne peut plus belle.
Bien des compliments à tous ceux qui
demanderont de mes nouvelles. Je suis toujours en bonne santé et je
désire que ma lettre vous trouve tous tels qu'elle me quitte.
Votre fils et frère qui vous aime
tous Baudry Valentin, Cherchell Je reçois tous les journaux que vous
m'envoyez. PS : Qui décachète mes lettres
? (1) en fait, "chouf chouf" =
regarde (2) "sabah el khir" = bonjour
(3) "khobz" = pain (4) "coum" = la race. On peut donc s'essayer
à une traduction du genre : "Que soit maudite ta race
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En ce moment, il y a plus de la moitié des hommes de la
compagnie de détachés pour garder les détenus
qui sont à travailler plus ou moins éloignés de
Cherchell. Je m'attendais y aller passer un mois, j'ai
été quelques jours que j'allais plus à
l'instruction des recrues. Mais celui qui avait pris ma place part en
détachement, et c'est moi qui a été
désigné pour y retourner.
Aller en détachement, ça me plaisait qu'à demi,
mais d'aller toujours avec ces sidis-là, ça me
déplaît encore bien davantage. Pour dire le vrai mot,
j'en suis fatigué.