Cherchell, le 5 août 1884

 

Mes chers parents,

 

Je fais réponse à votre lettre que j'ai reçue hier et qui m'a fait un grand plaisir en apprenant de vos nouvelles. Il m'ennuyait de recevoir une lettre venant de St Léger, de même qu'il vous ennuiera de recevoir une lettre venant de Cherchell, surtout après ce que je vous ai dit…

Mes chers parents, sur votre lettre, j'ai remarqué que ce serait avec peine que vous auriez appris que j'étais parti pour renforcer le corps expéditionnaire du Tonkin.
Je dis "parti" parce que, aujourd'hui, les tirailleurs de la 2e compagnie du 2e bataillon qui y vont ne sont plus à Cherchell. Ils sont partis d'hier dimanche matin à 3h.

Je vous dirai d'abord qu'il est parti 87 hommes de la compagnie. Il devait partir 20 français, 10 à Ténès, 10 à Cherchell, j'étais de ces derniers. Le 30, l'on reçoit un ordre disant qu'il partirait que12 français, 6 à Ténès, 6 à Cherchell. Comment faire ?
Tirer au sort, c'était le plus court moyen. C'est ce que l'on a fait : les 6 premiers numéros matricule qui ont sorti, c'est ceux qui ont été désignés pour emchy
(1)...

Le mien n'est pas sorti. Sans cela, je vous le répète, je ne serais plus à Cherchell…

Il devait partir 900 hommes, il en est parti que 625.

Le bataillon qui est dans le sud n'a pas fourni d'hommes. Il est parti 143 français, 65 au 2e bataillon, 69 au 4e, 9 à la compagnie de dépôt…

Il y a quelques jours, j'ai écrit une lettre à Zacharie Fortin. Je me proposais de lui envoyer ma malle avec tout ce que j'aurais pas emporté. Je me proposais de vous renvoyer ma montre… Inutile de vous dire si je croyais partir…

Maintenant, j'aime autant être resté à Cherchell. Mais dans cette vie de soldat tout n'est pas rose, on rencontre beaucoup d'épines, c'est ce qui m'arrive en ce moment...

 

Cherchell / le phare

 

Les hommes devaient partir qu'aujourd'hui, lorsque, samedi à 3h un quart, l'on reçoit une dépêche disant que les hommes qui partaient fassent leur sac, qu'ils partaient le lendemain matin. Il y avait la moitié des hommes en ville... C'était une véritable panique. Il y a que celui qui a été soldat et qui a vu un départ précipité qui peut s'en donner une idée !

Pour comble, j'étais de semaine. Mais ce n'est pas tout : le caporal de mon escouade partait, c'est lui qui était chargé de l'ordinaire. Bref, on vint m'annoncer que ce serait moi qui le remplacerais. Etant de semaine, il fallait commander les hommes pour les corvées, fallait aller chez les fournisseurs, en un mot fallait prendre la consigne de l'ordinaire, ça n'en finissait plus : yarbi, yarbi, yarbi... (2)

Aujourd'hui, c'est moi qui ai chargé de l'ordinaire, emploi que je me serais bien passé, mais on est soldat !
Vous ne connaissez sans doute pas ce que c'est que l'ordinaire : celui qui en est chargé a une grande et grande responsabilité…

Aujourd'hui, la caserne est triste, nous sommes plus que 9 français. Il y a presque plus de monde pour faire le service. On a laissé que des vieux askris de 3 baraques, et les hommes qui étaient libérables avant le 1er janvier 1886. Il y avait que deux caporaux français, ils sont partis. Il y en avait un qui était de Bressuire, il voyait les journaux que vous m'envoyez et que je reçois avec plaisir…

Dimanche dernier a été pour moi un jour que je me rappellerai longtemps : j'ai assisté à une noce arabe, une noce d'officiers indigènes. Inutile de vous dire si ç'a été un grand plaisir pour moi ! C'est le lieutenant de notre compagnie qui se mariait. Remarquez bien que j'étais invité, on m'aurait donné arba douros (3), j'aurais pas été plus content !
Si ça vous fait plaisir, je vous en ferai le récit et je vous l'enverrai par la prochaine lettre.

Mille compliments de ma part à ceux qui demanderont de mes nouvelles.

Je suis toujours en bonne santé et je désire que ma lettre vous trouve tous de même.

Votre fils et frère qui vous aime tous et qui vous oublie pas.

Baudry V. Adrien

Cherchell, Algérie

 

(1) partir

(2) en fait, "ya rabi, ya rabi, ya rabi" : oh mon Dieu, oh mon Dieu, oh mon Dieu !

(3) quatre francs

 

 

 

 

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