Je vous écris deux mots pour vous donner de mes
nouvelles qu'il vous ennuiera de recevoir.
Parlons de ce grand voyage que je fais en ce
moment : nous sommes partis de Philippeville le 20, et le 24 on
arrivait à Port-Saïd, c'est une jolie ville à
l'entrée du canal de Suez.
Philippeville
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Nous sommes repartis le lendemain, on a mis
deux jours à faire la traversée du canal. C'est pendant
ces deux jours que j'en ai vu, des navires !
Pour vous faire comprendre ce que c'est que le
canal de Suez, il m'est impossible : il y a que celui qui l'a vu qui
peut le comprendre.
Enfin, deux mots : dans le canal, c'est plus comme en pleine mer, on
va d'abord très doucement, il est défendu d'y voyager
la nuit, il y a des gares à chaque instant, il faut se garer,
c'est-à-dire laisser passer les navires qui viennent du
côté opposé.
Il y avait peut-être 4 heures qu'on
était dans le canal, il nous est arrivé un drôle
de tour : on arrive à une gare, il y avait 5 navires qui
attendaient notre arrivée. Qu'arrive-t-il ? On approche trop
près de terre et, lorsqu'on a voulu repartir, impossible :
l'hélice était rentrée dans le sable !
On est resté près de 3 heures
dans cette position. Je ne vous dis pas tout ce qu'on a fait pour
arriver à sortir, j'en finirai pas, mais je vous
réponds que le commandant du Labrador, il faisait attention
après ! Il y regardait plus d'une fois ! Aussi, il s'y est pas
fait reprendre. (1)
Je suis sûr que, pendant deux jours, j'ai
vu passer plus de 50 navires, tous chargés de marchandises ou
de voyageurs. Je me demande où tout cela peut aller. La plus
grande partie, c'était des anglais et les plus beaux navires
qu'on puisse voir.
l'entrée du canal de Suez en
1875
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cargo
passant dans le canal
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bacs et
bateaux dans le canal
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Port-Saïd
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Je crois vous avoir dit sur la lettre que je
vous ai envoyée de Philippeville que le Labrador emmenait
aussi de la légion étrangère, c'est encore un
drôle de régiment !
Le 2e jour qu'on était dans le canal, il y a un hollandais qui
a déserté, il a sauté à l'eau. On a vite
lancé une chaloupe mais le gaillard savait bien nager. Comme
on était pour mettre la main dessus, lui mettait pied à
terre et on avait plus droit sur lui. (2)
Le même soir, on arrivait à Suez,
on restait environ deux heures en rade. La ville paraît petite.
Ce que j'ai vu de remarquable, c'est peut-être 2 000 chameaux
et autant de dromadaires !
le périple de
Valentin (avril-juin 1885)
On quittait Suez le dimanche soir pour rentrer
dans la Mer Rouge. Le vendredi matin vers 7h, on arrivait à
Aden, on restait encore en rade. Les habitants ont la peau rouge,
leur costume consiste en un mouchoir attaché à la
ceinture. (3)
Nous sommes repartis le lendemain matin pour
rentrer dans l'Océan Indien, on y est resté 8 jours
sans voir de terre. Enfin, je crois que c'est samedi, le 9 ou le 10,
on arrivait à Colombo (4). On est reparti le
même jour à 10h du soir pour Singapour. C'est le dernier
port avant d'arriver au Tonkin, et il est que temps !
Je commence à m'ennuyer sur le
bâtiment. On est cependant pas mal, mais aussi on peut pas dire
qu'on est bien. Tous les matins, on a le café plus un
demi-quart de rhum. Le malheur, c'est que depuis qu'on a passé
le tropique, les biscuits se sont gâtés, et il faut tout
de même les manger…
Nous avons eu un temps magnifique, toujours une
bonne mer. C'est vrai que le bateau résiste bien aux vagues.
Ce qui nous fait le plus souffrir, c'est la chaleur. Bref, il nous
ennuie de mettre pied à terre.
Nous ne savons pas encore où on nous débarquera, on dit
qu'il y a des canonnières à Singapour pour nous
escorter jusqu'au Tonkin.
Je vous écrirai que lorsque je saurai
où on va. Rien de plus pour le moment. Je suis toujours en
bonne santé et je désire que la présente vous
trouve de même.
Votre fils et frère qui vous embrasse,
Baudry Valentin, 1er régiment de
tirailleurs algériens
Vous me direz si on dit que c'est fini au
Tonkin.
Pardonnez-moi si c'est pas bien écrit.
On a pas de bureau pour écrire, à peine de la
place…
(1) Il n'était pas rare d'entendre le
fond du bateau racler le fond du canal. Ce n'était pas
forcément le commandant le responsable, mais plutôt le
pilote du canal : il montait un pilote de la compagnie du canal sur
chaque bateau.
(2) Il y a toujours eu des déserteurs
dans le canal. Ils sont récupérés, remis au
pays, condamnés, et continuent leur voyage sur le bateau
suivant.
(3) Aden, ville du Yémen, au bout de
la pointe, presque en face de Djibouti
(4) Colombo, capitale du Sri-Lanka,
anciennement Ceylan
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