Bac Hat, le 16 juillet 1885

 

Mes chers parents,

 

C'est avec un véritable plaisir que ces jours derniers, 11 juillet, je recevais de vos nouvelles.

Il y a déjà longtemps que je suis au Tonkin. Jusqu'ici j'avais guère eu le temps ou plutôt l'occasion de vous écrire. Je vous ai écrit de Singapour, j'aime à croire que vous aurez bien reçu cette lettre qui donnait quelques détails sur mon voyage.

Je vais essayer de vous faire comprendre comment j'ai passé mon temps depuis Singapour jusqu'aujourd'hui, jour où je vous écris cette lettre. On y arrivait bon matin vers 8h. Le soir à 3h, on partait. C'est là que j'ai vu les premiers chinois.

La ville paraît belle, mais, comme partout, il nous était impossible de mettre pied à terre. La dernière journée qu'on a passé en mer a été mauvaise, il y avait du roulis, beaucoup commençaient à ... Pour moi, j'ai rien eu. Au contraire, je crois que j'ai jamais eu une aussi bonne santé que pendant ce long voyage. Je dis long, je ne me trompe pas, c'en finit plus…

On a débarqué dans la baie d'Allong (1). L'entrée est difficile, c'est un véritable coup d'œil de voir tous ces rochers entre lesquels un navire passe. On est resté deux jours à attendre les canonnières, deux jours qui m'ont semblé bien longs. Il faisait tellement chaud qu'on croyait étouffer !

 

Baie d'Along / chenal d'Hamelin (1905)

 

 

rochers dans le chenal (1905)

 

 

Baie d'Along / une jonque (1905)

 

rocher dans la Passe Profonde (1905)

 

De la baie d'Allong, on est venu à Haiphong (2), on y est resté que quelques heures. Le lendemain, on nous débarquait, mais cette fois pour tout de bon. On mettait pied à terre après 38 jours de traversée.

On est débarqué à Dac Pau (3), il était vers 11h du matin. C'était un vendredi, je m'en rappellerai toujours. On a été obligé d'attendre 2 heures avant d'avoir nos fusils, ou du moins un fusil puisque j'ai retrouvé le mien qu'à Bac Ninh. Il faisait une chaleur, une chaleur !

Heureusement que c'était pas comme aujourd'hui. A ce moment-là, on connaissait pas le pouvoir du soleil au Tonkin !

C'était pas tout : on restait pas là. On est venu peut-être à trois kilomètres sur la route de Bac Ninh. C'est là que pour la 1ère fois, j'ai vu les effets de la guerre : on s'y était battu peu de temps auparavant. Il y avait au moins 8 à 10 000 hommes de troupe qui forment l'armée du Tonkin. Le même soir, remarquez bien, on partait pour Bac Ninh. Le départ avait tellement été précipité qu'on avait pas eu le temps de toucher de vivres. Aussi, arrivés à Bac Ninh, qu'arrivait-il ? Pendant deux jours, on faisait, comme on dit dans le métier militaire "pan pan, l'arbi"... (4)

 

Bac Ninh
vue générale

vue générale, prise de la porte de la citadelle

 

 

Bac Ninh / extérieur de la citadelle
et logement des sous-officiers
 

 

Bac Ninh
la cathédrale

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bac Ninh
tirailleurs, en 1907

  

 

 

 

 

 

 

 

 

Bac Ninh
la route de Hanoi, en 1916

 

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bac Ninh dévastée, après la bataille

 

Ceci se passait le dimanche de la Pentecôte, jour où j'aurais été bien heureux d'avoir un morceau de pain. J'ai appris que c'était ce jour-là comme par hasard… Au Tonkin, figurez-vous le bien, on sait guère comment on vit. Pour savoir quel jour qu'il est, c'est pas vrai !!! On sait pas si c'est samedi, si c'est dimanche ou si c'est lundi, on en sait rien ! Souvent, on se demande les uns aux autres : "Quel jour est-ce aujourd'hui ?" " Ah, quel jour c'est ? J'en sais rien !"

Bref, on y est resté que quelques jours. J'ai vu exécuter plusieurs pirates. De Bac Ninh, on nous expédiait sur Hanoi. La ville est grande, la plus grande partie des maisons sont construites en bambous. Ce qu'il y a de joli à voir, c'est la citadelle. On restait quelques jours à Hanoi, on partait ensuite pour Sontay.

 

Hanoi / Paillote flottante sur le Fleuve Rouge (1909)

 

  

famille sur une paillote flottante (1905)

 

En y arrivant, j'ai rencontré Barbault, de Montfaucon. C'est avec plaisir qu'on a pris un verre ensemble. Il m'a raconté tout ce qu'il avait fait depuis qu'il est au Tonkin. Il a pas toujours eu beau temps : il a assisté à la triste bataille de Lang Son. Il fait la cuisine des officiers, ce qui fait que il est aussi bien que beaucoup d'autres ! Il est plus au 1er Turcos, il est passé au 3e.

Quelques jours après, Charles Papiau arrivait : il venait du côté de Hong Hoa. Lui aussi avait assisté, pas à la prise, mais à la retraite de Lang Son. Il m'a raconté toutes les peines qu'il a eues depuis qu'il est au Tonkin. Il en a eu sa part !

 

le marché de Lang Son

 

Lang Son / la gare en 1912

 

Il est à mon bataillon, mais pas à la même compagnie, ce qui fait qu'on est pas ensemble. Nous sommes venus ensemble jusqu'à Bac Hat où je me trouve aujourd'hui. J'ai aussi vu Durand, il est cuisinier du colonel.

Nous sommes restés près de 15 jours à Sontay. On croyait y rester pendant les grandes chaleurs, et, remarquez bien, à Dap Kau (3) on nous disait : "Ah ! Vous allez à Bac Ninh ? Vous serez bien là-bas, puis vous resterez là-bas tout l'été !" A Bac Ninh, on nous disait : "Vous allez à Hanoi ? Mais vous resterez là-bas !". A Hanoi, on nous disait : "Vous allez à Sontay ? Mais vous resterez là-bas ! C'est là qu'est le quartier d'été des tirailleurs. Il est frais, le quartier d'été !"

Si bien qu'à Sontay, on nous fait partir sans trop savoir où on allait. On versait tous nos effets de trop mais, en échange, on nous donnait chacun 120 cartouches.

Aujourd'hui où je me trouve, on est ni bien ni mal. Je tiendrais à y rester le plus longtemps possible. Je suis sur la rive gauche de la Rivière Claire, à un kilomètre du Fleuve Rouge.

A la date du 1er de ce mois, il y a notre colonel Mourland qui est passé à Bac Hat avec une petite colonne. Chenouar y était, ce qui fait que j'ai vu tous les pays qui sont au Tonkin.
Ils partaient le lendemain matin. Il y avait à peine deux heures qu'ils étaient partis qu'ils bombardaient et brûlaient un village pirate.

Moi aussi, j'ai fait colonne : une petite, il est vrai, puisque on y est resté que quatre jours. On était que 120 hommes, on avait même pas d'artilleurs, mais 120 cartouches chacun. On a été brûler un village pirate.
En arrivant, on a trouvé personne. Il y a qu'une section qui a tiré sur quelques retardataires qui se trouvaient encore dans le village. Ils ont déguerpi aussitôt, c'est ce qu'ils avaient de mieux à faire !

Je l'ai pourtant échappé belle, à cause de 2 buffles qui se trouvaient dans une cagnae (5), maison où je suis rentré. Je cherchais plutôt des piastres que des pirates, j'étais pas le seul !
Je rentre dans une cagna, j'aperçois un grand sac, je croyais tomber sur la poule aux œufs d'or, je mets la main dessus… Pouh ! Qu'est-ce que c'était ? Des sapeks (6), argent annamite, on vous en donne trente-six pour un sou. Pour souvenir, j'ai tout de même rapporté un pantalon annamite, avec une paire de souliers.

Pour l'argent, c'est pas comme en France : les piastres, pièces de cinq francs, valent 4 francs 45, une pièce de 20 sous 18 sous, et une pièce de 10 sous 9 sous. En plus, vous avez donc les sapeks. Voilà donc à quelque chose près comment j'ai passé mon temps depuis que je suis au Tonkin.

Maintenant, pour le pays, c'est un bon pays mais un pays qui convient pas aux français : le climat n'est pas sain. L'eau y est mauvaise, elle est chaude.
Ah ! Combien de fois sur la route de Dap Kau à Bac Hat, j'ai pensé dans ces puits de St Léger qui donnent de l'eau si fraîche !

J'ai souffert de la faim. Mais, comme en Afrique, ce qui m'a fait le plus souffrir, c'est la soif. Au Tonkin, c'est pas qu'il manque d'eau, mais de l'eau, Dieu sait comment elle est ! Aussi la moitié des troupes sont malades.
On couche par terre, j'ai pas couché dans un lit depuis le 15 mars, et quand y coucherai-je ? J'en sais rien.

De jour, vous pouvez pas dormir parce que il fait trop chaud. La nuit, les moustiques vous mangent, ce qui occasionne souvent des plaies annamites. Et puis encore, c'est pas tout : c'est le soleil qui est à craindre, les insolations. De 9h du matin à 3h du soir, il nous est expressément défendu de sortir.

On peut guère dire de bien d'un pays comme ça. Si vous saviez ce que me disait un arabe l'autre jour : "Ah, roumi (français), quand y passer au conseil, y retourner l'Afrique ou bien t'y rester ici ?".
Je lui dis : "Non, ceux qui passent au conseil retournent en Afrique."
"Eh bien, mon l'ami, millour t'y passer au conseil que t'y rester ici ! Qu'est-ce qu'ici rester dans un pays comme celoui-là ? Le français il est maboule, mon l'ami !" (7)

Les habitants sont jaunes, petits. La plus grande partie aime bien les français. Aujourd'hui, il y a déjà deux régiments de tirailleurs de formés. Ils appellent les soldats les limes topes, c'est pourquoi on les appelle des limes topes annamites (8). Ils appellent une femme une kongaille (9), et un enfant un bœil (10).
Vous pouvez penser si il y en a, de ces bœils avec les soldats ! Mais c'est toujours : "Donne un tiou, donne un tiou !". (11)

Ils mangent que du riz. Ils adorent Choum Choum Bouda (12) : dans toutes les pagodes, il y en a plusieurs, avec un cheval ou un éléphant. Etant à Hanoi, j'ai été en voir plusieurs, c'est joli : c'est pas comme dans les mosquées arabes, on peut au moins y rentrer.

 

 

 

 

 

 

tête de bouddha

 

C'est un peuple intelligent, facile à civiliser. Les arabes ont pas peur, ils les appellent des sauvages.

J'ai assisté à un enterrement annamite : il y a des pleureuses (13), j'aurais jamais pensé qu'il y a des choses comme ça !
Je disais bien aussi qu'il y a quelques mois, lorsque j'étais en France, je pensais pas voir tout ce que je vois aujourd'hui. Voir l'Afrique est déjà beaucoup. Eh bien, maintenant, il me semble que j'avais rien vu !

 

grand enterrement au pays Muong

 

femmes en deuil au pays Muong

 

Nous avons trouvé la classe 79 qui retournait en France. Je crois que c'est dans l'océan indien, on dit qu'elle a fait naufrage dans la mer rouge. Vous me direz si vous en avez su quelque chose.
Si c'est vrai, c'est triste après avoir tant souffert, car ceux qui ont été ou qui sont au Tonkin savent ce que c'est de souffrir !

En France, on sait guère ce qui s'y passe. Il y a des guerres où il en est dit beaucoup plus qu'il en est fait. Au Tonkin, c'est tout le contraire.
La plus grande partie des lettres sont ouvertes, je ne vous en dis pas davantage là-dessus (14). J'espère cependant que vous recevrez celle-ci au commencement de septembre.

Une grande colonne se prépare. Pour ce moment-là, il est plus que probable que je serai du nombre.

La guerre est finie mais il y a encore des pirates et des pavillons noirs à combattre. Il y a quelques jours à Hué, il y a eu une révolution. Nous avons eu 60 tués ou blessés. On dira pas ça en France…

Lorsque le bataillon est parti d'Algérie, il se composait de mille hommes. Lorsque nous sommes arrivés, il y en avait peut-être 300. Où sont les autres ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Hué (Annam) / un coin de marché

 

Vous me direz comment a été le commerce cette année, si la récolte a été bonne, si la classe 80 est rentrée, en un mot ce qu'il y a de nouveau au pays.

J'aurais encore beaucoup d'autres choses à vous dire, mais je termine, je vois que je vous ennuie.
Bien le bonjour au pays, beaucoup de choses à ceux qui demanderont de mes nouvelles.

Ah ! Que c'est loin, le Tonkin !

Je suis toujours votre fils et frère qui vous aime et vous embrasse.
Baudry Valentin

Adresse : Baudry Valentin, 1er régiment de tirailleurs, 4e bataillon, 2e compagnie, Tonkin
Corps expéditionnaire du Tonkin

 

(1) baie d'Along, très jolie avec l'ensemble de ses îles (des rochers)

(2) Haiphong, dans le delta du Fleuve Rouge (Vietnam du Nord)

(3) très sûrement Dap Cau, que Valentin découvre

 

Dap Cau / rue principale

 

Dap Cau / quartier indigène

 

Dap Cau / écoles et marché

Dap Cau / jeune femme

 

 

 

 

Dap Cau / barbier

 

Dap Cau / porteuses de canne à sucre

Dap Cau / pont du chemin de fer

 

(4) "pan pan, l'arbi" : l'arbi = l'arabe (expression militaire passée dans le langage enfantin, "on tire sur les arabes")
Qu'a voulu dire Valentin ? :
"on n'avait rien à manger" ? (confirmé par la suite : "Ceci se passait le dimanche de la Pentecôte, jour où j'aurais été bien heureux d'avoir un morceau de pain.")
"au boulot" ? ce qui signifierait que les musulmans faisaient eux-mêmes leur pain, puisqu'ils ne pouvaient recevoir de l'intendance les vivres habituels…
Se sont-ils livrés à un pillage un peu brutal pour s’approvisionner ?...
… ou à des jeux sexuels entre militaires ?!…

(5) cagna = abri, maison indochinoise en bambou (de l'annamite canha : paillote)
Valentin l'orthographie "cagnae".

(6) sapèque = pièce de monnaie de faible valeur, autrefois en usage en Extrême-Orient

(7) le français est fou

(8) en fait, les Linh Tâp, tirailleurs annamites à la solde de la France, mais comme supplétifs

(9) congaï ou congaye = au Viêt-nam, femme ou jeune fille

(10) probablement "boy", que Valentin prononce mal

(11) Donne un sou.

Linh Tâp

(12) Le choum est un alcool de riz, fameux mais qui monte à la tête. C'est une offrande habituelle, comme le cochon laqué et autres victuailles. "Choum Choum Bouda" pourrait être une façon péjorative de décrire cette coutume religieuse.
Une autre explication est plausible : on peut penser aux cloches dans les pagodes avec leurs marteaux en bois qui donnent un son très grave ("Choum Choum") et "Bouda" pour Bouddha (comme "Amen" dans les églises). Souvent, dans les pagodes, on peut voir, dessinée sur les murs ou sous forme de statues, l'histoire du Bouddha qui était un Prince de l'Inde, représenté tantôt sur un cheval, tantôt sur un éléphant.
Une fois de plus, et c'est tant mieux, l'écriture de Valentin garde sa part d'ombre...

(13) Aux enterrements, les familles paient des pleureuses : ces femmes en tenue blanche, style indochinois, pleurent réellement tandis que la famille boit, fume ou rit. Il y a des cochons laqués sur le corbillard. Regarder le cortège vaut le coup d'œil, le rencontrer porte bonheur, dit-on…

(14) censure militaire

 

 

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