Je rends réponse à votre lettre
datée du 17 juin et que je viens de recevoir.
Je vous ai écrit de Singapour. Je me
demande pourquoi vous avez pas reçu la lettre, ou bien
était-elle encore en route au moment où vous m'avez
écrit ? J'ai aussi reçu votre lettre datée du 2
avril.
Je vous ai rendu réponse à la date du 16 juillet, je
vous disais beaucoup de choses. Aussi ce sera un plaisir pour moi
lorsque je saurai qu'elle est arrivée à St
Léger.
Pas grand chose de nouveau depuis le 16 juillet
: ces jours derniers, on s'attendait pourtant partir en colonne
contre 5 ou 6 000 pirates qui sont fortifiés à 20 ou 25
km de notre cantonnement.
Ces jours derniers, sur la Rivière Claire, un remorqueur a
été attaqué, et un tirailleur français du
1er bataillon a été grièvement blessé :
voilà comment ça se passe au Tonkin…
Depuis quelques jours, les chaleurs sont pas
aussi grandes. Il y a cependant toujours des insolations, aussi je me
défie du soleil. Voir des choses comme on en voit, ça
donne à réfléchir…
En arrivant, on nous avait donné des chapeaux annamites
(1), ils
commencent à être mesquines. On parle pas de nous donner
des casques.
Notre costume est pas tout à fait le
même qu'en Algérie : la veste est remplacée par
un kéo bleu (2), et puis on a à peu près tous des
pantalons chinois. On a toujours assez chaud.
Vous me donnerez des nouvelles d'André
Soulard et d'Eugène Augereau, si ils pensent rentrer
bientôt. On dit que la classe 80 est rentrée, pas toute
: il y en a qui sont encore au Tonkin. On sait guère de
nouvelles de France.
Je vous demanderais bien le journal, mais on le
reçoit que 4 ou 5 mois après.
Bien le bonjour à ma marraine. Je me
propose d'écrire à mon oncle Jean, de Cholet. Je me
rappelle pas très bien de l'adresse. Firmin serait pourtant
content.
Rien de plus pour le moment, si ce n'est que je
suis toujours en bonne santé et que je désire que ma
présente vous trouve tels qu'elle me quitte.
Votre fils et frère qui vous aime et
vous embrasse de bien loin
Baudry Valentin, 1er Tirailleurs, 2e compagnie,
4e bataillon
du 1er régiment de marche, Tonkin
corps expéditionnaire du Tonkin
PS : J'étais pour mettre ma lettre
à la poste lorsque une dépêche arrive, en disant
qu'il fallait se préparer pour partir immédiatement.
Une heure après, tout au plus, on traversait la Rivière
Claire, et on allait camper sur la rive gauche du Fleuve Rouge. On
savait pas où on allait.
sampans sur le
Fleuve Rouge (ici, à Hanoi)
C'est que le soir que le capitaine commandant
la compagnie fait former le cercle et nous dit : "Nous allons
reconnaître un village. 3 ou 400 pavillons noirs sont
signalés. Les hommes devront avoir la plus grande attention"
et ainsi de suite...
Bref, on partait le lendemain matin vers 4h.
Deux heures après, le signal d'attaque était
donné. Des pavillons noirs, nous en avons point vu. Quelques
pirates nous ont envoyé quelques coups de fusil par ci par
là, mais rien… De notre côté, on en a pourtant
brûlé des cartouches ! On a sonné "Cessez-le feu"
vers 8h, si bien qu'on est arrivé hier soir esquintés.
On était dans des rizières, dans l'eau jusqu'aux
genoux. Plusieurs cas d'insolations. Ah, métier ! Tite ma ma y
a bonné, tite ma ma y a bonné y a bonné...
(3)
bassins de
rizières, dans le Haut Tonkin
Ce que j'ai vu de remarquable, c'est les
annamites armés, annamites qui se défendent contre les
pirates. Ils sont peut-être aussi pirates que les autres, c'est
tout pirate et compagnie !
J'ai vu les plus beaux oiseaux. M. le
curé voudrait bien en avoir de comme ça…
J'ai aussi rapporté quatre jolies cannes
à sucre, et plusieurs choses insignifiantes.
J'aurais bien encore d'autres choses à
vous dire, mais je termine : je vois que je vous ennuie.
Signé : Baudry Valentin
(1) Probablement le salacco, à bord
rouge
(2) Le kéo existait en molleton noir
ou bleu.
(3) probablement une forme de complainte.
Peut-être : "maman m'a dit"…
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