Bac Hat, 20 septembre 1885

 

Chers parents,

 

Je vous écris pour vous donner de mes nouvelles et en même temps pour en recevoir des vôtres, que je reçois pas souvent. J'espère pourtant que vous aurez reçu les lettres que je vous ai envoyées, et que vous y aurez fait réponse...

Beaucoup de choses depuis la dernière lettre, mais je vous parlerai seulement d'une reconnaissance que nous avons fait il y a bientôt un mois.

Nous sommes partis de Bac Hat le soir. Je ne sais pas quel jour c'était puisqu'on le sait jamais. Nous étions à bord de la canonnière l'Eclair (1). On a remonté la Rivière Claire toute la nuit et, le lendemain matin à 4h, on débarquait. On avait à reconnaître plusieurs communes soi-disant pirates. Dans la première où on est arrivé, les habitants se sauvaient comme des voleurs du côté de la rivière, pour la traverser. La canonnière les a bombardés et leur a fait faire demi-tour.

 

Hanoi / Rue des Pavillons Noirs

 

On est venu faire la sieste dans le village. Le général qui commandait la colonne a fait appeler le maire, mais il s'est sauvé ! Aussitôt, on mettait le feu à sa cagna, il était vers 4h du soir. Ce jour-là, je me trouvais de poste avancé, on avait pas mangé depuis la veille. C'est à cette heure-là que j'étais en train de déjeuner, de dîner, de souper avec mon escouade : du biscuit, de la viande de conserve toujours...

Quand on a vu le feu, on croyait que c'était les pirates qui arrivaient. A ce moment, on savait pas que c'était par ordre du général, si bien qu'on a seulement pas eu le temps de boulotter. Quelques minutes après, on partait.

C'est ce soir-là qu'on en a attrapé ! Arrivés dans un endroit, il a fallu se mettre dans l'eau jusqu'à la ceinture, et il y avait plus de 100 m à traverser comme cela. Enfin bref, il fallait passer, on a passé. Peut-être 2 km plus loin, c'était bien autre chose ! Il y avait une autre rivière à traverser, et on trouvait pas de fond. Impossible de passer. Il commençait à faire tard. Demi-tour. On voulait plus vivre !

Repasser encore dans l'eau… Pour comble, voilà un orage qui arrive. Les éclairs nous brûlaient la vue, si bien qu'on voyait absolument rien.

On arrive sur un mamelon : il fallait camper, et il tombait de l'eau. Quand on a eu fini, il était au moins 11h. Il y en avait qui voulaient essayer de faire du feu (défendu). Une boîte de conserves par escouade (barqua) (2). On restait là toute la nuit, attendant le lendemain avec impatience…

Le lendemain matin, on avait bien du café mais il était pas grillé. Rien pour l'écraser, si bien que je voyais le moment où on allait rien prendre.
Les arabes voulaient plus vivre ! Heureusement que j'avais un peu de thé, que l'on a fait et que l'on a pris avec plaisir.

Le lendemain, on vint faire la sieste dans un autre village. Le soir, notre compagnie a au moins fait 8 kilomètres en plus du côté de Taye Moï (3), côté où nous allons aller bientôt, afin de voir si on pouvait passer facilement...

Bref, au bout de 3 jours, on était de retour à Bac Hat. En arrivant, qu'est-ce que l'on fait ? On nous donne encore des vivres pour deux jours, et nous voilà partis du côté du Fleuve Rouge. Ah ! ce coup-là, par exemple, on savait plus ce qu'en dire !!!

On est revenu au bout de 2 jours sans avoir vu ce qui s'appelle un pirate. Et cependant, il y en a, des pirates ! Je descends de garde toute la nuit, on a fait que tirer des coups de fusil. Ils sont venus tout près de Bac Hat incendier tout un village.

Aussi, je viens d'apprendre que nous partons le 1er octobre, nous allons les attaquer dans leurs postes, nous irons peut-être jusqu'à Lao Kaï.

Tous les jours, il y a une marche militaire. C'est un ordre général pour toutes les troupes du Tonkin. On a pas toujours beau temps.

Près de la moitié des troupes sont malades : dysenterie, fièvres, que sais-je ? Tout ce qu'il y a !
Pour comble, ces temps-ci, le choléra était du côté d'Hanoi et de Sontay… Tite qua ya annamite bonné tini ni mé tote tote
(4).

Je ne sais pas pourquoi je commence à m'ennuyer dans le métier. Du Tonkin, j'en ai assez.

En ce moment, on plante le riz. La canne à sucre est presque mûre.

 

le travail en rizières au Tonkin

 

 

ici, en Cochinchine, à Cho-Lon, au sud-ouest de Saigon

 

J'ai cassé le verre de ma montre. J'ai perdu la clef, je ne sais pas où en prendre. Lorsque vous mettrez la réponse de cette lettre à la poste, mettez-y en même temps une autre lettre avec un verre et une clef. J'ai ma montre dans mon sac qui me sert de rien et qui me serait cependant bien utile.

Vous me direz ce qu'il y a de nouveau au pays, ce que l'on dit du Tonkin.

Il y a un nommé Launay qui est de Saumur, il est sous-officier. Il va se faire poser une brisque (5) d'ici peu de temps. Il reçoit le journal de Saumur. Je voudrais bien avoir celui de Cholet. Nous sommes à la même compagnie.

Si un jour je retourne au pays, je serai heureux de revoir ces lettres qui me rappelleront cette triste, longue et pénible campagne du Tonkin…

Bien le bonjour au pays.

Je suis toujours en bonne santé. Je désire que ma présente vous trouve tous tels qu'elle me quitte.
Je vous écrirai probablement avant de partir en colonne.

Votre fils et frère qui vous aime et vous embrasse.

Baudry Valentin, 1er Tirailleurs, 4e bataillon, 2e compagnie, 1er régiment de marche, Tonkin

 

(1) Une canonnière "l'Eclair" a bien été engagée au Tonkin en 1885.

(2) c'est tout, pas plus…

(3) En fait, Tan Moï ou Tan Maï (Valentin l'écrira par la suite des 2 façons) : Thanh Moi est sur l’une des routes qu'empruntent les Chinois qui descendent de Langson pour menacer le delta du Fleuve Rouge (voir la carte du Tonkin de Valentin)

(4) là encore, sans doute une forme de complainte...
Risquons une interprétation, à une époque où les maladies (dysenterie -eau-, fièvre jaune par les moustiques -paludisme ou malaria-) étaient nombreuses. Les Annamites savaient guérir certaines maladies avec des plantes, des herbes. Peut-être Valentin dit-il que, puisqu'un Annamite lui a donné quelque chose pour le soigner, il ne mourrait pas… ("tote" = mourir / "tote lam" = rire à mourir)

(5) = un chevron (galon en V renversé placé sur la manche de l'uniforme)

 

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