Daniel
Clerentin (1991) raconte ses souvenirs de la cité
dans laquelle il est né en 1919 :
"Dans
la "vieille", chaque maison comprend une pièce
à vivre dune quinzaine de mètres
carrés, avec une porte pleine donnant sur la rue de
plain pied. Une fenêtre éclaire cette
pièce. On navait pas jugé utile de poser
un volet à cette baie. Derrière la
pièce à vivre, une autre plus petite,
coupée en son milieu par un mur de refend montant
à mi-hauteur du plafond toiture. La surface habitable
de cette piécette fait à peine huit
mètres carrés. Dans le mur de refend, une
porte pleine, très basse, donne accès à
un genre de cave au ras du sol : le plat-cul. Cet endroit
éclairé et aéré par un minuscule
soupirail, sert de réserve à légumes,
on y stocke aussi du charbon. Au plafond un crochet
scellé met le garde-manger hors de portée des
rongeurs. Il est souvent de confection maison, fait avec des
cadres en bois de caroline sur lesquels on a cloué du
grillage très fin. En été, la
fraîcheur relative du plat-cul permet dy garder
de la viande quelques jours. Le grillage fait obstacle aux
cafards, blattes, mouches et autres insectes.
Au dessus du
plat-cul, lespace est libre jusquau plafonnage
de toiture. On utilise cet espace pour stocker des bottes
doignons, déchalotes, de
haricots.
En
étage de la pièce principale, on trouve la
chambre qui est accessible par un escalier prenant dans un
angle de la pièce. Assez haute du centre, il faut
baisser la tête en approchant du mur de façade.
Le conduit de fumée de la cheminée passe
contre un mur, il est censé adoucir
latmosphère lhiver. Personne, lors de la
construction, ne sest préoccupé
disolation. Le plafond est fait dun lattis
cloué sur les solives du toit, bourré
dun mortier dargile et de chaux, avec des fibres
de jute comme liant. Lépaisseur de plafond
atteint à peine trois centimètres. Une
fenêtre, en chien assis, de modestes dimensions, donne
un peu de clarté et permet
laération.
Le sol de la
pièce principale est fait dun mortier maigre de
gravillons, de sable et dun peu de ciment. Le savon
mou et la serpillière ont, peu à peu, rendu ce
sol blanc, livide. Il faut souvent rapiécer le sol
trop friable. Mais le luxe de ce pauvre sol na pas
été repris pour la seconde pièce. Elle
na quun revêtement de terre battue. Le
ciment, matière rare, nétait pas
fabriqué par Saint. Tous les murs étaient
liés au mortier dargile, sable et chaux
éteinte.
La "neuve"
est plus habitable. Outre lagrandissement sensible de
la pièce arrière, sans mur de refend, le
plat-cul avait cédé sa fonction à une
vraie cave voûtée en briques avec une porte
daccès sous lescalier menant aux
chambres. On trouve désormais deux chambres, celle de
devant identique à la vieille, avec sa fenêtre
en chien assis, celle derrière est nettement plus
petite ; pour elle une fenêtre tabatière
sentrouvrant plus ou moins à laide
dune barre de fer percée de trous. La surface
de la tabatière correspond à environ huit
tuiles Beauvais.
Lhiver,
dans les cités, les chambres étaient des
glacières. Il arrivait en février que
lurine gèle dans les pots de chambre. Pour
tenter de se défendre du froid, on augmentait le
nombre de couvertures de laine ou de coton sur les lits. Il
fallait parfois garder ses chaussettes ou ses bas pour se
coucher. La bouillote ou la brique chaude, refroidies le
matin, navaient servi quà rendre moins
pénible lentrée sous les draps. Un gros
édredon de plumes était le
bienvenu.
La grande
différence entre la vieille et la neuve pour les
locataires tient surtout à la nature du sol. Luxe
suprême : dans la neuve, les deux pièces sont
recouvertes de carreaux très lisses de forme
carrée, de couleur rouge sang. Cette teinte est
très salissante ; pour avoir un carrelage propre, il
faut très souvent user du savon et de la brosse de
chiendent. Les perfectionnistes de la propreté
usaient dexpédients : elles étalaient
des feuilles de papier journal sur les endroits de passage,
ou recouvraient de fines sciures tout le
carrelage.
Les portes
dentrée étaient dune grande
rusticité. Sur un cadre de bois dur, on clouait des
planches de caroline rabotées et
légèrement rainées dans un but
décoratif. La fermeture de la porte était
assurée par une clanche en fer plat, manoeuvrable de
lextérieur par un bouton de fonte
coulée, dun modèle unique, et par une
serrure rustique de grande série. Une même clef
ouvrait quantité de portes, ce qui
savérait très pratique si on avait
égaré la sienne. Il suffisait de se rappeler
qui, dans le coin, avait la même serrure. On allait en
solliciter le prêt pour se dépanner. La
confiance régnait et nétait pas
trompée. Il y avait si peu à voler chez les
voisins que lidée de mal faire
neffleurait pas lesprit.
Chaque
cité était divisée en dizaines. On
désignait ainsi un îlot de maisons mitoyennes.
Entre les îlots, un passage était
aménagé, on avait dans chaque passage
installé une pompe à balancier pour puiser
leau nécessaire aux habitations environnantes.
Chaque passage, baptisé entrée, était
un perpétuel courant dair. Lhiver, les
pompes gelaient aux premiers froids, malgré
lemmaillotage de paille dont on les entourait. Le
matin, le premier à pomper devait dégeler la
pompe à grand renfort deau très chaude.
La glace qui se formait aux alentours des pompes rendait
leur approche assez dangereuse, dautant que
lusage de chaussures cloutées augmentait les
risques de glissades et de chutes.
Gel ou pas
gel, il était hors de question de gaspiller
leau, non par crainte den manquer, pas à
cause de son prix : elle était gratuite. Pomper cette
eau à la main, transporter à bout de bras sur
des dizaines de mètres des seaux pleins, cela est
bien fatigant. Les jours de lessive, lhiver,
cest un cauchemar.
A
larrière des maisons, chacun dispose dune
petite cour individuelle. Sa largeur correspondant à
celle de lhabitation est partout la même, par
contre sa longueur peut varier de quelques mètres
à plus de vingt, en fonction du lieu
dimplantation. Dans le secteur construit en 1871,
chaque courette est séparée de sa voisine par
un simple grillage, alors que dans la partie "neuve" un mur
de séparation a été construit,
préservant quelque peu lintimité des
locataires.
A un bon
mètre de la porte donnant sur la cour, une rigole
maçonnée en briques assure la collecte des
eaux de pluie récupérées des toits et
des eaux usées, de vaisselle, de lessive et aussi
parfois hélas des pots durine. Un trou de
communication est percé dans le mur mitoyen pour
évacuer ces eaux jusquaux passages entre les
îlots. Dire que cette façon de drainer de
voisin à voisin est appréciée serait
inexact. Cest la source de conflits de voisinage,
surtout lété, durant les fortes
chaleurs, les odeurs véhiculées
nembaument pas la rose.
Chacun
aménageait sa courette à son gré, avec
toutefois la défense de bâtir en dur. On devait
rendre une habitation inchangée lors dun
déménagement. On trouve dans un coin de chaque
cour un trou à fumier, parfois un enclos pour
quelques volailles. Certains locataires construisent une
cabane légère en planches de caroline et
recouverte de papier goudronné. Une cabane un peu
plus soignée peut servir
darrière-cuisine. Plus sobre, cest un
abri pour le bois et le charbon. Les rongeurs élisent
volontiers domicile dans ces lieux. Les rats sont une vraie
plaie dont ni le poison, ni les pièges, ni les chiens
ratiers ne viennent à bout. Il nest pas rare de
voir, en plein jour, un rat se balader sur les murs ou de
ravauder dans le tas de fumier.
Au fond de
la cour, construite en même temps que la maison, on
dispose dune étable. Là sont
installés les clapiers, toujours en bois de caroline.
On y élève des lapins dont le prix de revient
est presque nul. Ils mangent les épluchures, les
fanes des choux et de lherbe cueillie sur les talus.
Il nen manque pas de ces endroits à prospecter.
Si dans la famille un enfant ne supporte pas le lait de
vache, on a la ressource de faire prospérer une
chèvre. Quelques rares amateurs de cochonnailles
entreprennent de pousser un cochon vers les cent kilos,
cest alors labondance dans le saloir.
Enfin, un
dernier édicule complète lhabitation. Il
est dune rusticité de casernement : les W.C.
Dune surface dun peu plus dun mètre
carré, on y trouve un plancher surélevé
avec un long trou central. En dessous, on place une tinette
faite dun demi-tonneau de bois avec deux
poignées destinées aux manipulations. Une
petite porte abattante isole la tinette de
lextérieur en permettant son extraction du
bâtiment. Pour la vidange, cest laffaire
de chacun. Inutile de parler de règles
dhygiène. Les époux chargeaient de leur
mieux la tinette odorante sur une brouette et en route pour
le jardin et lépandage à laide
dune vieille casserole. Pendant le trajet aller, les
trous et bosses du sentier obligeaient à un gymkhana
si on tenait à ne rien perdre de la tinette. Les
transports avaient lieu en général le dimanche
matin, aux aurores.
La
cité Charles Saint est riveraine de la ligne de
chemin de fer. Entre cette voie ferrée et les maisons
: une rue que borde, côté voie, une palissade
de traverses de chemin de fer réformées. Il
faut plutôt parler de chemin que de rue, pour le
réaliser dans un terrain gorgé deau, il
a fallu déverser des tonnes et des tonnes de scories
et de la craie, un peu de silex et de terre. La
solidité est précaire. La pluie, le passage de
voitures à roues ferrées creusent des
fondrières. On les rebouche avec les mêmes
matériaux. En été, la poussière
des scories vole et sinfiltre partout. Un trottoir,
dun bon mètre de large, fait de carreaux
dasphalte, court le long des maisons. Il est
censé donner bon pied aux passants. Le temps, le gel
et surtout leau savonneuse utilisée pour le
nettoyage, disjoignent les carreaux sous lesquels leau
sinfiltre et stagne. Cest la cause de bien
joyeuses aspersions sous les jupes. En 1945, les carreaux
serviront de combustible."