Née
le 26 février 1913 à Saint-Léger, d'un
père français, Denise Recht-Blanchouin a connu
l'apogée de la brasserie Vériter de
Saint-Léger, puis sa lente mise en bière,
après la seconde guerre. Il est vrai qu'elle a
débuté son travail à 15 ans ; elle
n'avait guère le choix.
Tous ces souvenirs, Denise
les garde intacts et vous en parle comme s'ils dataient
d'hier. Son père - dont elle ne garde que des
souvenirs sinistres - était parti comme soldat
à la mobilisation. En 1914, un obus lui
déchira une jambe et il dut se faire amputer dans un
hôpital en France. Il ne revint jamais à
St-Léger, ou presque.
"Ma mère n'avait pas
d'argent pour aller le voir et c'est ma cousine
française qui lui rendait visite. Ensuite, elle se
maria avec lui et ils eurent deux enfants" commente Denise.
Ma mère qui n'avait droit à aucune allocation
travailla dès lors "à la journée", dans
les champs ou en faisant des lessives. Nous habitions chez
notre grand-mère qui tenait un
café-épicerie (...)"
le travail
à la bouteillerie
|
.
(...) C'est en octobre 1928
que Denise rentra chez Vériter comme ouvrière.
"On devait gagner environ 9 francs par jour mais on ne nous
retenait rien, dit-elle. Il est vrai qu'il fallait
peut-être seulement 10 sous pour acheter un pain."
Denise connut l'âge
d'or de la brasserie, sous la direction de Paulin
Vériter. Mais il mourut quelques années
après et les choses changèrent sous la
conduite de son fils Louis. Avec la guerre, bien du
matériel fut cassé ou volé, et Louis
dut ensuite tout vendre, pour cause de faillite.
Si Denise n'a guère
de souvenirs de la salle de brasserie, pour n'y avoir
été que rarement, elle se souvient
parfaitement de l'organisation à l'embouteillage :
"Il y avait dans cette salle une grande machine de 2
mètres de large et haute comme une pièce. On y
plaçait les bouteilles qui descendaient dans l'eau,
dans laquelle on avait ajouter du permanganate de phosphate,
je crois ; elles trempaient un court moment. A la sortie, un
second ouvrier les récupérait pour les
replacer sur une machine à brosse qui les lavait.
Elle fonctionnait déjà à
l'électricité. Ensuite, une autre machine les
rinçait.
Je me trouvais au bout de cette chaîne. Il y avait
à proximité une lampe assez forte qui me
permettait de mirer les bouteilles. Et heureusement, car
parfois, malgré tout ce processus, on retrouvait de
grosses limaces coincées dans le fond de la
bouteille. C'était dégoûtant.
Je plaçais ensuite les bouteilles dans la soutireuse.
C'était une machine assez dure. Il s'agissait bien
sûr de bouteilles de 3/4, à bouchon
mécanique en faïence. Une fois qu'elles
étaient remplies, un 4e ouvrier les fermaient
manuellement.
Du temps du père Vériter, il n'y avait pas
d'étiquettes. Puis Louis s'est mis en tête
qu'il en fallait. Un 5e ouvrier devait dès lors se
placer au bout de la chaîne. Comme les bouteilles
étaient humides, il poussait simplement les
étiquettes dessus. Les caisses étaient ensuite
acheminées vers la réserve."
Selon Denise, deux types de
bières étaient fabriqués. La
bière de table, en version blonde et aussi en brune,
ainsi que du Bock, une bière blonde plus forte et
plus savoureuse. Mais nous ne savons pas si cette
bière s'appelait, comme le montre notre illustration,
de la Sterck. Toutes ces bières étaient
conditionnées en bouteilles de 3/4. Le Bock
était aussi soutiré en tonneaux.
Ce ne sont pas les patrons
qui brassaient. Denise se souvient d'un Léonard Bonin
qui effectuait ce travail, sous la houlette d'un chef
brasseur allemand, du nom de Koeninck. Le brassage se
faisait tous les deux jours. Les Vériter fabriquaient
aussi de la limonade. La soutireuse n'était pas la
même que pour la bière ; elle était plus
petite, à 3 becs : "Ils achetaient du sirop de sucre
en tonneau. On mettait des rations dans chaque bouteille. Il
y avait de la blanche, de la jaune et de la rouge, à
base de grenadine. Quand on ne mettait pas en bouteilles, je
lavais les tanks en tôle émaillée. Je
rentrais par le "trou d'homme". Il y avait dans le fond une
épaisse couche de levure. J'avais des gants, des
bottes et une combinaison en caoutchouc. Il y faisait froid
et ça puait."
Denise travailla ensuite au
bureau, où le travail était moins rude, mais
aussi moins gai, car elle travaillait seule : "Quand j'ai
commencé, je me souviens qu' il y avait trois gros
camions de livraison, un petit pour les déplacements
proches et une charrette à cheval pour la livraison
dans Saint-Léger. Les gens gardaient chez eux pas mal
de casiers (en bois ou en zinc) et de bouteilles. Rien
n'était cautionné. A l'époque, les
bocaux de conserve étaient bien rares. Les bouteilles
venaient à point ; on y mettait des myrtilles, des
haricots et. de la rhubarbe coupée en petits
morceaux. C'était moins difficile à sortir
qu'on ne croit. Louis décida alors de
numéroter tous ses casiers. Mon rôle
était de noter tous ceux-ci, au départ de la
brasserie et au retour des livreurs. Nous étions dans
les années 30. Chaque village avait ses fiches et le
camionneur notait aussi le village livré, le nom du
client et le numéro des caisses
déposées. C'était pareil avec les
tonneaux. Les gens du village venaient parfois
s'approvisionner avec une brouette. Je devais
également noter et facturer."
Puis vint la guerre. Denise
alla encore en 42-43 faire l'inventaire du matériel
volé ou détruit. Après 45, les
Vériter commandèrent encore de la bière
de l'intérieur du pays, alors qu'ils faisaient encore
de la limonade, puis ce fut la mise en vente des
bâtiments et la fin d'une époque.
Source : Jean-Luc
Bodeux in "Le Gletton, mensuel de la Gaume et d'autres
collines" - n° 236 - novembre 1995